Avec Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa apporte une dimension historique à sa littérature, celle du Maroc post-indépendant.
Ici, ce sont des trajectoires individuelles froissées par le joug d’un lourd héritage commun : le protectorat, l’espoir déçu d’un Maroc nouveau. Fidèle à ses thèmes de prédilection, Taïa surprend cette fois-ci par la force du cri féminin qui raconte cette histoire.
Ce cri, cassé, naïf, colérique, sincère, c’est celui de Malika, veuve puis remariée, mère de neuf enfants. Si les confrontations entre les multiples personnages du roman sont souvent des procès, des règlements de compte amers, ils portent la marque de ceux qui ont souffert mutuellement car ils n’ont pas su s’aimer autrement. Tous cherchent le pardon.
Triangle amoureux
Je comprends et je ne comprends pas. Je vois et je ne vois pas. Le monde des hommes du bled. La solidarité entre les hommes du bled. Les gestes des hommes. Les hommes passent l’essentiel de leur temps entre eux. Homme à homme. Et ce qui doit arriver arrive. Ils se soulagent entre eux. En attendant. Rien de nouveau. C’est naturel. Allal et Merzougue, c’est naturel. Il ne faut pas se poser trop de questions.
Allal a un ami et un soutien : Merzougue. Je ne dois pas le lui enlever. Il n’y a pas que moi dans la vie et dans le cœur d’Allal.
Je ne suis pas jalouse de Merzougue. Tu m’entends, Allal ? Même quand j’ai fini par vous voir ensemble de mes propres yeux sur la terrasse de la maison, l’un sur l’autre, nus, nus, je ne suis pas devenue jalouse. C’était la nuit. L’été. Il faisait trop chaud. C’est tout. Je n’étais pas choquée. Je n’étais pas catastrophée. Je connais la vie. Les choses de la vie.
Merzougue était là bien avant moi. Merzougue n’est pas un homme dangereux. Quand il me regarde, ses yeux ne changent pas. Ils sont toujours dans la tendresse, ses yeux.
Merzougue, c’est tout ce qu’il me reste maintenant que tu n’es plus là, Allal. Quand je le vois : je te vois. Je fais à manger. Je l’invite. Il vient. Il mange comme toi, les mêmes gestes que toi. Il mange pour toi, en souvenir de toi. Je ne pleure pas.
«Vivre à ta lumière»
119 DH
Ou
Une tombe à nous
Tu es mort, Allal. Tu es revenu. Merzougue et moi, on te voit. On t’imagine. On te voit. On va t’enterrer.
Il fait noir. Le soleil va se lever. Il faut à présent creuser la tombe.
On te dépose tous les deux dans la terre, tout au fond.
Et nous attendons que le ciel devienne un peu rose, un peu bleu.
Le soleil est là, Malika.
Dis une prière, Merzougue. Dis ce que tu connais du Coran. Avec amour, Merzougue. Dis-le avec amour.
Nous avons recouvert de terre ton corps visible et invisible.
Tu as à présent une tombe, Allal.
J’ai versé de l’eau de fleur d’oranger sur elle.
Merzougue a dit de nouveau des versets du Coran. En pleurant. Puis il s’est tu.
Qu’est-ce qu’on va devenir à présent ?
J’ai vingt ans à peine, Merzougue.
Je n’avais qu’Allal, Malika.
Merzougue s’est allongé à côté de ta tombe. Et il l’a enlacée.
Sans hésiter, j’ai fait comme lui.
Tu es entre nous, Allal. Une tombe à nous. Un passé qui ne s’éteindra jamais sur une terre colonisée d’où nous sommes rejetés, bannis, condamnés à une errance éternelle et sans cesse renouvelée.
J’ai vingt ans à peine, Allal. Et déjà tout est fini.
Blanche-neige
Ils avaient raison, mes enfants. Cette femme est blanche, tellement blanche. C’est incompréhensible, comment fait-elle pour être si blanche ? Ce n’est pas une peau qu’elle a, non, c’est du lait. J’ai de l’eau dans la bouche. J’ai envie malgré moi de la lécher. M’avancer jusqu’à elle et, sans rien lui dire, lécher sa peau. Goûter sa peau très lentement. Boire son lait.
C’est impossible, cette peau, surtout ici, à Rabat, surtout en ce moment, en plein mois d’août. Moi, je suis en nage, ça coule de partout sur mon corps. Des rivières et des rivières de sueur. Je n’en peux plus. Je crois que je vais m’évanouir. Mais elle, qui n’est même pas de ce pays, elle ne transpire pas. Elle ne transpire vraiment pas.
Je la regarde et je la regarde. Et je n’arrive pas à y croire. Elle a fait à pied le même chemin que moi jusqu’à ce monument, les ruines de Chellah, et pas une goutte de sueur n’est visible sur elle. C’est quoi son secret ? C’est franchement injuste. Être aussi blanche, aussi belle sans maquillage, et supporter sans problème le cagnard du Maroc. Moi qui suis née et qui ai toujours vécu ici, je n’ai plus de solution. (…)
Elle sourit. Pourquoi elle sourit ? Il ne faut pas que je réponde à son sourire. Il faut que je reste forte, la plus forte. Je ne suis pas une Malika gentille. Je ne suis pas la femme arabe qu’elle croit. Je ne vais pas sourire. Je m’appelle Monique. Elle dit.
Pas ta boniche
Ceux d’en haut nous voient comme des pauvres, juste des pauvres. Pas comme des êtres humains capables de réfléchir, de s’élever, de rêver grand, fort. Ils veulent nous aider, ils disent. Ils veulent nous aider en nous rabaissant, en décidant à notre place de notre vie. Petite place pour petites gens.
Et après, ils diront que nous n’avons pas d’ambition, que nous sommes trop soumis face à Allah. Face au mektoub. Face au destin. Ils se moquent de nous, Khadija, et de nos croyances, de nos mausolées, de nos saints. Pour eux, c’est du folklore. Nos vies sont du folklore. Je les ai vus et entendus rire de nous dans les couloirs de la Bibliothèque générale. Ils nous regardent comme si nous étions des sauvages.
Toi, Khadija si belle et si pure, ils te voient aussi comme ça. Tu n’es rien pour eux. Rien. Mais, moi, je ne les laisserai pas prendre ta beauté. Enfermer ta beauté. Se servir de ta beauté comme d’un décor, un détail. Tu ne seras pas l’esclave de Monique. Tu comprends ?
Au fond, je n’ai rien contre cette Monique. Elle se comporte comme ils se comportent tous ici, les riches et les Français, comme si la colonisation ne s’était pas terminée. Je ne lui en veux pas, à cette Monique. Mais c’est elle qui a commencé la guerre. Que veut-elle ? (…) Je ne connais même pas le visage de Monique.
J’ai l’impression qu’il me faut livrer une bataille contre un fantôme. Un esprit puissant. Tu vois ce que je veux dire, ma Khadija ? Monique n’est que le prénom de cet esprit puissant. Monique n’est pas, au fond, notre ennemie. Elle est juste l’enveloppe d’une autre chose. Il faut écarter ce danger, brûler cette enveloppe. C’est notre mission. Voilà ce que tu vas faire…
Je suis Mehdi Ben Barka
Un homme petit de taille et habillé d’une djellaba blanche en sort. C’est Hassan II ? Il marche vers moi. Je ne rêve pas. Il me regarde. Il me sourit. Il continue de marcher. Il s’arrête devant moi. Il dit : Bonjour, Malika. Je suis Mehdi Ben Barka. Je ne rêve pas. La porte est toujours ouverte derrière. Et il y a bien cet homme devant moi.
Je ne sais pas à quoi ressemble Mehdi Ben Barka. L’homme arrête de me sourire. Il me regarde droit dans les yeux et il dit : Je suis Mehdi Ben Barka. Viens avec moi, on va s’asseoir là-bas, sur l’herbe. Il me quitte. Je le regarde s’asseoir sur l’herbe. Je pense qu’il va salir sa djellaba blanche. Il me fait signe de le rejoindre. Je suis à côté de lui.
On dirait un fquih marocain puissant, capable de tout, du bien comme du mal. Un fquih qui a sur ce pays des connaissances très profondes. Un homme qui garde tous les secrets et toutes les clés du Maroc en lui. Personne ne peut plus vraiment le battre.
Il me sourit de nouveau. Je regarde un moment ses sourcils très fournis. Il a l’air d’un enfant à présent. Très attendrissant. Je lui souris à mon tour. Je le crois. C’est Mehdi Ben Barka.
Oui, c’est bien toi. Je te crois. Nous sommes à Touarga. À la fois au cœur même de ce monde et à l’écart de ce monde. J’arrête de me poser des questions inutiles. Je pense à Allal. Je pense au combat qui m’attend avec Monique. Mehdi Ben Barka va parler. Je me prépare à recevoir ses mots comme s’il était le Prophète.
Dialogue de sourds
Je le connais par cœur à présent, le numéro de téléphone d’Ahmed en France.
Je m’en fous, je t’ai dit ! Dis-moi dans quel coussin tu caches ton petit trésor. Je n’ai plus de patience. J’ai les nerfs. J’ai les nerfs !
00 33 1 45 82 20 35.
J’ai résisté à tout en prison, mais depuis que je suis sorti mes nerfs ne vont pas bien. Ça va éclater. Je te préviens, Malika. Je ne pourrai pas me maîtriser longtemps. Dis. Dis ! Quel coussin ? Dis, vieille femme. Dis !
00 33 1 45 82 20 35.
Je n’ai plus rien à perdre, moi. Retourner en prison ne me fait pas peur. Et ce couteau, il faut bien que je l’utilise sur quelqu’un : il m’a coûté trente dirhams.
Et un jour, ça ne sonne plus. Ça ne sonne plus, il a dit, Mourad. Je suis désolé. Je suis désolé. Ça dit : Numéro non attribué.
Je l’ai bien aiguisé, ce couteau. Il n’est pas très grand mais il est super bien aiguisé. Je l’ai préparé moi-même. Regarde-le. Il brille. Il brille. Dis-moi quel coussin. Tu as trente secondes pour répondre.
Ça ne sonne plus. C’est coupé. Il n’y a plus de ligne entre nous. Ahmed est perdu. Il n’existe plus. Il a changé de numéro. Il ne répond plus. Je continue pourtant d’aller chez Mourad. Il m’explique la situation avec des mots que je ne comprends pas. Je le supplie alors : Essaye encore, essaye, mon fils Mourad. On ne sait jamais. Essaye.
Il te reste quinze secondes, Malika. L’or est dans quel coussin ?
Ça sonne dans le vide. Non. Pardon. Ça ne sonne même pas. Numéro non attribué. Je suis désolé, Malika. Il faut attendre que lui finisse par t’appeler pour te donner son nouveau numéro. Tu comprends ?
Cinq secondes, Malika.
Ahmed est en France. Il vit là-bas. Il marche et il marche là-bas. Il est dans le vide. C’est quoi, exactement, la France ?
Quel coussin ? C’est ta dernière chance. Réponds, vieille femme. Réponds !
00 33 1 45 82 20 35.
Aller simple
Jaâfar, tu dois aller là-bas et ramener Ahmed. Combien d’années il me reste à vivre? Cinq ans ? Dix ans ? Quinze ans ? Les autres sont là à côté de moi. Mais lui, Ahmed, il vit dans Au revoir les enfants. Je dois faire quelque chose. Tu ne crois pas ? Ramener Ahmed. C’est mon rôle de mère. Je suis sa mère. Je me réveille enfin.
(…) Un jour, Ahmed se réveillera et ça sera trop tard. Je ne serai plus là, sur cette terre. Un jour, il marchera seul dans les rues de la France et il comprendra. Il verra. Il se souviendra. Ce que je lui ai donné malgré tout. Ce que j’ai fait quand même pour lui. Il verra tout. Tout. Et il ne pourra pas pleurer, tellement il aura honte d’avoir coupé avec sa mère et de l’avoir laissée mourir sans lui dire : Pardon, maman.
Un jour, les années tomberont sur ses épaules, lourdes, épuisantes, impitoyables. Et il n’y aura personne à côté de lui là-bas. Il prendra le téléphone, il composera mon numéro, et, à la toute dernière seconde, il se rendra compte que je ne suis plus là. Morte, Malika. Il vivra alors le reste de sa vie dans un océan de regrets. Dans un chemin lent, lent, vide, jusqu’à la mort… Vrai ou pas vrai, ce que je dis là ? Tu sais que j’ai raison, Jaâfar. Je lui tends la main, à Ahmed.
Le journal du voleur
Je sors de prison, et là-bas, ce n’était pas seulement très dangereux. Chaque jour je pouvais me faire tuer. Chaque jour il fallait négocier avec les lions, les tigres et les crocodiles. J’ai donné mon derrière. Autant de fois qu’ils le voulaient. Cela m’a sauvé. Je suis sauvé. Que faire d’autre maintenant ? Voler. Continuer de voler. C’est simple. Voler. Voler.
Et je sais que je vais bientôt retourner en prison. J’ai hâte, d’ailleurs. Ils me manquent beaucoup… Les lions, les tigres, les crocodiles… La prison Zaki… Au moins, derrière ces murs, il n’y a pas à se justifier de quoi que ce soit. L’amour entre hommes est autorisé, facilité, encouragé. Jamais puni.
Ça, ils ne peuvent pas le faire, punir cet amour. Ils savent que sans cela, sans cet amour, la prison ne tiendrait pas une seule journée. Ça serait la révolte, la révolution, le feu, l’incendie partout. Depuis que je suis sorti de la prison Zaki, je ne pense qu’à une chose : repartir, y retourner, retrouver mes camarades, mes partenaires, mes violeurs, mes amours, la nourriture infecte, les bruits, le silence…
Apercevoir de temps en temps le directeur, T’Hami. Je n’espère plus qu’il me reprendra un jour. Penser à une stratégie pour me venger un petit peu de lui, les recevoir un jour malgré tout, ces mangues qu’il m’a promises.
«Vivre à ta lumière»
119 DH
Ou