Sous la plume de Abdellah Taïa, l’amour est rare, imparfait.
Il est lié au manque et éphémère. Pour Malika aussi. Malika, c’est M’Barka Allali, la mère de l’auteur qui hante depuis toujours son œuvre et dont il dit tenir sa verve en français.
C’est à elle, disparue il y a douze ans, qu’il dédie ce roman : “Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix.”
«Vivre à ta lumière»
119 DH
Ou
Et il y a de quoi hurler en effet dans ce livre où il raconte ce qu’a vécu sa mère. “Tout l’amour de cette terre. Tout l’amour qu’il y a sur cette terre ne me suffira pas et ne m’aidera pas à supporter ce qui m’arrive après toi, Allal”. Telle est la première phrase de Malika, adressée à son défunt mari, son premier (et seul ?) amour, mort en Indochine dans une guerre qui ne le concernait pas, mais où il était parti pour l’argent.
Pour l’orpheline de mère, c’est le début d’une longue et dure vie, pour sauver sa peau, sauver ses enfants de la misère et essayer de les sauver de la violence. Une aventure incertaine, qui se termine par ces mots : “Bonne chance”.
Une profonde solitude
La vie de Malika, c’est celle de toutes les femmes nées pauvres, mariées pour une dot au rabais, mises au service de beaux-parents peu aimants et mises dehors à la première occasion.
C’est la vie de celles qui doivent tout négocier, âprement, pour s’assurer un statut, un toit. Pour qui l’amour est un mirage vite dissous dans la lâcheté des hommes, parfois dans leur usage du mariage comme d’un paravent social pour donner le change.
Une vie où un riche étranger peut entrer chez vous en votre absence et choisir parmi vos enfants lequel employer comme domestique ou adopter. De Beni Mellal à Salé, en passant par Rabat, Malika lutte, centime par centime, pour construire sa maison et imposer sa dignité.
Abdellah Taïa fait progresser le récit par de très beaux face-à-face. Celui, silencieux, de la toute jeune Malika avec Allal. Celui, sans véritable langue commune, avec Monique, qui rêvait d’avoir une fille et voudrait prendre sa fille aînée. Celui, le plus cru, avec Jaâfar, l’ami d’enfance de son fils Ahmed.
Dans cette poignante dernière partie, Jaâfar jette au visage de la vieille femme, qui désespère de revoir son fils parti en France vivre son homosexualité, les violences dont ils étaient victimes et dont elle avait connaissance.
À quelle lumière a donc vécu Malika ? Était-ce le souvenir d’un mari aimé quoique effacé ? Ou était-ce celle de Mehdi Ben Barka, cet “homme de nous, qui pense à nous, qui travaille pour nous” dont elle a fait son étoile et dont, dans une scène surréaliste, elle voit l’apparition en plein Touarga, en larmes ?
Dans le texte: La baraka de Ben Barka
“Cela dure plusieurs minutes.
Je suis le témoin de cette vérité qui sort, qui explose et qui n’a pas besoin de mots.
Juste les larmes.
Les larmes de Mehdi Ben Barka.
Il relève ses yeux. Il me regarde. Je sais ce que je dois faire.
Avec mes deux mains, j’essuie les larmes de Mehdi.
Lentement. Doucement. Une maman avec son fils.
Et, après, j’essuie mes mains sur ma djellaba verte. Voilà. Quelque chose vient d’avoir lieu. Une transmission. La transmission de l’esprit et de la baraka de Mehdi Ben Barka. De ses combats. De ses échecs. De sa tristesse qui dure encore, même là-bas, au-delà de la vie. Ils l’ont arrêté et tué alors que le rêve venait à peine de s’ouvrir, de se réaliser. Ils l’ont fait disparaître.
Tout cela est à présent en moi. Les traces des larmes de Mehdi Ben Barka sur ma djellaba.
Je ne rêve pas.
Je suis tellement reconnaissante. Je prends la main de Ben Barka dans mes mains. Je me penche pour la baiser. Il m’en empêche. Très gentiment.
Je le regarde. On se sourit.”
«Vivre à ta lumière»
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