J’ai dirigé TelQuel pendant la période, délicate et très particulière, du Printemps arabe. Ce fut un privilège. Je dirais avec le recul que cette période fut étrange.
Le temps s’était subitement accéléré. Surtout, personne n’était préparé. Pendant que chacun se posait des questions, et se demandait de quoi les lendemains allaient être faits, il a fallu tout de suite casser la “machine”, c’est-à-dire les habitudes bien huilées, sur laquelle reposait la fabrication même de TelQuel.
L’actualité allait tellement vite que le magazine était en train de devenir une sorte de quotidien qui paraissait une fois par semaine. C’était une période assez folle, chaque jour il se passait des choses nouvelles, l’histoire du Maroc s’écrivait sous nos yeux, et elle s’écrivait vite, beaucoup plus vite que prévu.
Rien, justement, ne pouvait être prévu ou décidé à l’avance. Il fallait donc organiser tout cela, trouver une boussole pour éviter de naviguer à vue, il fallait aussi donner du sens à ce qu’il se passait et prendre parti, faire comme le joueur de tennis obligé de “monter au filet”, à chaque fois qu’il le fallait, c’est-à-dire très souvent. Quand on monte au filet, on peut sauver une balle de match et être applaudi à tout rompre. Mais on peut aussi tomber, se tromper, et finir par mordre la poussière.
C’était très excitant, et très fatigant aussi.
Je retiens aussi de cette période qu’elle fut celle de l’explosion des réseaux sociaux. Au-delà de l’attrait de la nouveauté, et de son aspect ludique, joyeux, je me sentais débordé à droite et à gauche par une infinité de voix nouvelles, jeunes, totalement libres, qui maniaient les mots comme des armes, et qui allaient plus vite, plus loin, plus haut.
J’étais soufflé. Dans les cordes. Complètement groggy. Je plongeais malgré moi dans une profonde remise en cause : de mon métier bien sûr, qui est celui de dessiner les mots et de les emballer, de les monter et les remonter avec un certain savoir-faire.
Le virtuel faisait une irruption extraordinaire dans le réel. Des questions qui semblaient abstraites, lointaines, comme celles de la reconversion au Web, de la redéfinition des rapports qui lient le support à ses partenaires, ou de la réinvention d’un modèle économique viable, devenaient subitement concrètes, et brûlantes d’actualité.
“Je me rappelle avoir dit, devant un parterre d’initiés, au Salon du livre de Tanger, cette phrase dure: “Les réseaux sociaux nous ont ringardisés””
Je me rappelle avoir dit, devant un parterre d’initiés, au Salon du livre de Tanger, cette phrase dure: “Les réseaux sociaux nous ont ringardisés”. Pour la première fois, je me suis senti vieux, je devenais l’autre. Pour la première fois, je ne comprenais pas tout, je ne maîtrisais rien, mes certitudes s’envolaient, mon orgueil et ma fierté, ces béquilles sur lesquelles je me suis tant appuyé, étaient sérieusement malmenés.
Paradoxalement, cette période de liberté a été aussi celle du doute et de la remise en cause. Et paradoxalement aussi, cette période qui a consacré la suprématie du virtuel a connu un vrai succès aux kiosques…
Ce que je veux dire, aux anciens lecteurs de TelQuel et surtout aux nouveaux, et ils sont nombreux, c’est que la recomposition du marché, et les mutations par lesquelles transite la pratique du journalisme dans ce pays, ne toucheront jamais à l’essence de ce métier. Ce qui compte, c’est le contrat moral qui lie directement celui qui écrit à celui qui lit.
Entre les deux, c’est une histoire de partage et de courant qui passe. C’est ce lien intime, très fort, que TelQuel a su créer et préserver avec ses lecteurs, qui explique avant tout sa pérennité. Parole d’ex !