Abdellah Tourabi : “La gratification ultime était de voir son article monté en couv’”

Par Abdellah Tourabi

Abdellah Tourabi a été directeur de publication 
de TelQuel d'avril 2014 à mars 2016.

Quand Réda Dalil m’a aimablement demandé d’écrire un texte à l’occasion des 20 ans de TelQuel, où je pourrais revenir sur mon expérience au sein du magazine, plusieurs manières d’aborder cette demande étaient possibles : réfléchir sur le rôle majeur et important joué par TelQuel dans la défense de certaines valeurs qui ont fait l’identité du magazine, ou bien revenir sur les différentes phases et transformations qu’il a traversées et dont j’étais témoin ou observateur, ou bien évoquer ma modeste expérience au sein de TelQuel en tant que journaliste, responsable éditorial et enfin chroniqueur.

Mais, finalement, et plutôt par intuition, je préfère livrer quelques souvenirs épars, des fragments de mémoires, car ce sont ces derniers qui remontent les premiers quand le mot TelQuel est prononcé devant moi.

“Avant le virage digital et ses répercussions, l’hebdomadaire était le vaisseau amiral, admiré ou détesté, de la presse francophone marocaine”

Abdellah Tourabi

Tout d’abord, c’est le souvenir d’une ambiance bohème, juvénile mais studieuse. Avant le virage digital et ses répercussions, l’hebdomadaire était le vaisseau amiral, admiré ou détesté, de la presse francophone marocaine. Les journalistes du magazine en étaient conscients. La gratification ultime était de voir son article ou son dossier monté en couv’.

Je me souviens alors de ces interminables réunions de la rédaction, qui se déroulaient pendant des heures et des heures, sous des nuages de fumée de tabac, et devant des montagnes de tasses de café et de thé amoncelées sur la table. Il ne fallait pas être timide ni incertain dans ses propositions et ses idées, car derrière l’ambiance décontractée, resurgissaient des comportements et des réactions qui frisaient parfois le mépris et la castration psychique.

La notion d’horaire de bureau n’existait pas, car tout était mélangé : le temps de travail et le temps de repos, les jours fériés et les jours ouvrés, le bureau et le domicile personnel. Il était donc tout à fait normal d’arriver le matin aux locaux de TelQuel et de trouver des journalistes qui y avaient passé la nuit, ou de se donner rendez-vous à minuit pour plancher ensemble sur un article. Le seul temps sacré et respecté est celui de la livraison des “papiers” et les délais de bouclage.

C’est aussi le souvenir d’un travail stimulant intellectuellement mais éreintant physiquement. Le journalisme, dans sa dimension technique, c’est-à-dire de s’asseoir, de se placer devant une feuille blanche et d’écrire rapidement selon des délais précis n’est pas du tout une partie de plaisir. C’est un travail mécanique, artisanal et profondément ennuyeux.

“Sisyphe aurait été probablement journaliste”

Abdellah Tourabi

Je me souviens donc de la tension lors du bouclage, que chacun essaye de camoufler comme il peut, de la fatigue physique et nerveuse qui s’installe, des moments de solitude des différents responsables du magazine, de la crainte de l’erreur ou de l’imprévu, des pages qu’il faudrait ajouter ou supprimer selon les impératifs commerciaux.

Ces moments où d’autres personnes, qui ne signent pas les articles ni les chroniques, deviennent les dépositaires du produit final, en corrigeant les erreurs de langue et les fautes de style, en donnant aux pages une image, un sens graphique et une identité, et en envoyant l’ultime version à l’imprimerie.

S’ensuit donc un sentiment de soulagement et un court répit, pour reprendre le lendemain la préparation d’un nouveau numéro du magazine. Sisyphe aurait été probablement journaliste.