«Soleil amer»
211 DH
Ou
L’histoire commence en 1959. La France est présente en Algérie et ne compte pas s’en aller. Les Trente glorieuses battent leur plein et la France a besoin de bras pour son économie. Les recruteurs de l’Hexagone parcouraient les colonies pour dénicher des gaillards bien musclés pour effectuer les travaux que les Français ne veulent, ou ne peuvent, pas faire. Naja, n’était ni heureuse ni malheureuse. « L’absence de malheur suffisait à son bonheur. (Elle) avait à peine vingt-six ans, mais elle vivait déjà dans l’angoisse de la perte. Ici, tout était si fragile. » Et voilà qu’elle perdait son mari, arraché à sa campagne pour aller travailler à l’usine en France.
Pour panser l’absence, la poste se chargeait d’acheminer les courriers qu’elle lui adressait, et que l’institutrice du village se chargeait de lui écrire. Celle-ci traduisait en calligraphie savante ce que Naja lui dictait, tout et n’importe quoi, des détails qui sûrement doivent ennuyer le mari, voire l’énerver : « Je n’ai pas vu la pluie depuis des semaines, la récolte n’est pas bonne. Brahim dit que les grains sont trop petits pour être vendus au prix du blé, il me propose la moitié de la somme. J’ai essayé de négocier mais il ne veut rien entendre. Le tissage du tapis est presque terminé, mon cousin Kamel a trouvé un acheteur à Constantine, il va m’avancer l’argent. Les filles vont bien, mais Nour pleure toutes les nuits, ça devient difficile… reviens vite, s’il te plaît reviens… ». L’institutrice s’arrêta dans sa dictée : « Il n’y a plus de place… Dites-lui que vous l’aimez ? » Naja lui arracha la lettre des mains : « Non, madame. L’amour, c’est pour les Français. » Eh non, il ne reviendra plus.
En 1964, la guerre d’Algérie est terminée depuis deux ans.
Le regroupement familial permet à Naja de rejoindre son mari et à ses filles de retrouver leur père en France. « Naja imaginait que tout serait plus facile à Paris. Sur le bateau entre Alger et Marseille, elle avait donné aux oiseaux les dattes qui lui restaient, persuadée que ses enfants ne manqueraient plus de rien. L’horizon était dégagé. La vraie vie commençait. » Mais c’est un mari et un père épuisé par le travail à l’usine et changé par l’alcool, comme beaucoup de ses compatriotes, qu’elle retrouve. Ce qui ne correspond pas à l’image qu’elle se faisait de cette patrie qui s’apprête à les accueillir.
Changer le monde
« Souvent, elle avait pensé à la France, à l’idée qu’elle se faisait du confort et de l’abondance. Mais très vite, elle avait déchanté : l’appartement se trouvait au troisième et dernier étage d’une maison vétuste. Surtout, son mari n’était plus le même. Il avait vieilli brutalement, ses yeux avaient changé de couleur tant ils étaient devenus ternes et tristes. (…) Saïd avait connu les bidonvilles, puis écumé les foyers pour travailleurs immigrés, des dortoirs où les ouvriers s’entassaient à six ou sept sans intimité. Considérés comme de simples outils de travail, ces hommes avaient été coupés de leur famille et des plaisirs de la vie. Ils étaient nombreux à avoir sombré dans l’alcool.»
Mai 68. Saïd pense que le monde allait changer. Donner un sens à sa vie, lui qui avait une notion abstraite de l’acte de vivre. « Vivre était pour lui un concept abstrait. Le mot lui évoquait des souvenirs lointains, le souvenir de ses montagnes, de l’air qui vivifie. Saïd était berger, dans sa vie d’avant. Vivre c’était l’inverse du béton, de l’odeur d’essence qu’il respirait chaque jour. Aujourd’hui, il voyait ses mains, il voyait comme elles étaient noires, comme elles étaient calleuses. Il voyait que l’horizon était bouché, incolore, inodore. »
Trois filles sur les bras, et voilà que son épouse tombe enceinte. Comme il ne peut subvenir aux besoins d’une bouche de plus, l’enfant à naître sera confié à son frère Kader et à son épouse Eve, qui ne peut concevoir. Sauf que Naja attend des jumeaux, Daniel et Amir. Lequel donner alors ?
«Soleil amer»
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