Pour la première fois, c’est comme si on racontait mon enfance, mes années lycée, ma vie”, confie Inès après avoir refermé les dernières pages du roman de Kaoutar Harchi, Comme nous existons, paru le 18 août dernier aux éditions Actes Sud.
Un récit intime, un brin pudique, dans lequel l’écrivaine et sociologue française d’origine marocaine retrace son enfance, ses années collège puis lycée, et analyse en filigrane sa propre construction, à travers le prisme d’une enfant issue de l’immigration postcoloniale. “Je me suis reconnue dans ce rapport à la banlieue, cet endroit qui, quelque part, fascine mais dont mes parents ont constamment cherché à m’éloigner. Pourtant, c’est le monde dans lequel j’ai grandi”, poursuit cette jeune lectrice.
A l’instar de Kaoutar Harchi, nombreux sont ces écrivains franco-maghrébins dont les voix détonnent, et qui s’imposent peu à peu dans les paysages littéraires français et maghrébins. Certaines sont nouvelles, telles que Nesrine Slaoui et Fatima Daas, d’autres plus anciennes, comme Rachid Santaki ou encore Faïza Guène.
La banlieue, mais pas que…
Que ce soit dans Illégitimes de Nesrine Slaoui, La petite dernière de Fatima Daas ou encore Laisse pas traîner ton fils de Rachid Santaki, le récit est personnel, quasi autobiographique, avec un pacte de vérité qui varie à plusieurs degrés.
C’est que bien souvent, dans le livre franco-maghrébin issu de l’immigration postcoloniale, le “je” est un ingrédient clé : loin de désigner seulement le narrateur, il est le sentier épineux qui mène aux violences et douleurs les plus complexes subies par toute une communauté.
”Ces auteurs et autrices veulent se réapproprier la parole trop souvent confisquée et manipulée”
En outre, même si le “je” est roi, c’est en réalité la communauté qui est au centre de ces récits de vie. Ouafae Mameche, cofondatrice des éditions Faces Cachées, spécialisée dans les récits de l’immigration, définit cette littérature qui se développe de plus en plus comme “une littérature qui n’a plus envie de se cacher derrière une sensation de ne pas faire partie de la culture légitime, qui a envie de mettre la lumière sur des antihéros, de laisser une trace de son histoire et de ses rêves. Ces auteurs et autrices veulent se réapproprier la parole trop souvent confisquée et manipulée”.
“Les thèmes peuvent se rejoindre, mais je pense vraiment que chaque voix se distingue de l’autre. C’est une littérature très plurielle”
Très vite, des thèmes de prédilection se dessinent : violences policières, micro-agressions, violence de classe, ascension sociale, identité, intégration… Pour autant, chacun en parle à sa manière. “Les thèmes peuvent se rejoindre, mais je pense vraiment que chaque voix se distingue de l’autre. C’est une littérature très plurielle”, assure l’écrivain et journaliste franco-marocain Rachid Santaki.
“Et puisque l’on parle de voix, on parle aussi de langue”, ajoute-t-il, appelant ainsi à réfléchir sur l’usage de celle-ci dans cette littérature. De nombreux stéréotypes font encore que la banlieue française est souvent associée à une langue au vocabulaire pauvre et familier, une syntaxe approximative incluant un ensemble d’anglicismes et de mots issus des dialectes maghrébins.
Pour autant, ces écrivains se démarquent également par un style qui semble s’éloigner volontairement de la longue période française classique, afin de puiser dans les réalités linguistiques contemporaines… sans pour autant tomber dans le cliché. “Les auteurs et autrices amènent effectivement un argot propre à leur culture ou à leur lieu d’habitat, mais il serait faux et malhonnête de limiter cette littérature à un langage purement familier. Ce sont surtout des manières d’aborder la langue et de se l’approprier qui tranchent avec le classicisme. Il y a plus d’audace, de mélanges, des références plus récentes, du dynamisme…”, estime Ouafa Mameche.
Chez Fatima Daas, un Kendrick Lamar est aussi justement cité qu’une Annie Ernaux ou une Marguerite Duras, tandis que dans le dernier roman de Rachid Santaki, Laisse pas traîner ton fils, les chapitres sont rythmés à coup de références explosives aux grands classiques du rap conscient français.
Entre rupture et continuité
Parce qu’ils sont issus de l’immigration postcoloniale et que leurs livres questionnent la construction d’identités individuelles plurielles, le pays d’origine occupe naturellement une place dans ces récits. Celui-ci apparaît souvent sous la forme de vagues souvenirs, découverts lors de voyages en famille qui remontent à l’enfance, associés à un sentiment d’étrangeté : ce pays, que ce soit le Maroc ou l’Algérie, auquel ces auteurs sont sans cesse rappelés en France de par leurs origines, ils ne s’y reconnaissent pas entièrement non plus.
“La première fois que je voyage en Algérie, je suis en CM2. Les semaines avant le voyage, je me construis une idée mentale des gens, des odeurs, des couleurs. Le moment est venu de rencontrer la ‘grande famille’. Toutes ces personnes sans visage, qui font partie du passé de mes parents. Un passé dont ils ne parlent pas”, peut-on lire dans La Petite Dernière de Fatima Daas.
“Ils étaient là-bas, chez eux, comme rendus à eux-mêmes, je veux dire rendus à leur monde primordial, inaliénable mais aliéné, et j’attendais qu’ils me reviennent, qu’ils reviennent chez nous, que nous rentrions à la maison. J’attendais tout juillet, tout août”, écrit Kaoutar Harchi dans Comme nous existons, lorsqu’elle évoque ses vacances au Maroc aux côtés de ses parents.
Un lien ambigu, que l’écrivain Abdellah Taïa, installé en France depuis plus de vingt ans, qualifie de “particulièrement pertinent” : “On retrouve une image du Maroc et de l’Algérie datant des années 1980 ou 1990, décrite dans un livre paru dans les années 2020. Et donc, parce que basée sur des souvenirs, leur maghrébinité est reconstruite, déplacée, remodelée, sans pour autant tomber dans l’exotisme”.
D’un point de vue littéraire, ces récits pourraient se situer dans une certaine continuité historique : des pères et mères de la littérature maghrébine francophone qui ont subi et questionné la colonisation, aux écrivains qui aujourd’hui vivent et dénoncent ses conséquences. “De même que l’immigration est issue de la colonisation, on retrouve cette continuité dans la littérature”, explique Rachid Santaki : “De grands auteurs ont ouvert des portes, et ce qu’ils ont apporté s’étoffe aujourd’hui à travers des regards sur les problématiques actuelles de nos sociétés”.
Pour Abdellah Taïa, cette continuité se traduit également par une rupture avec le silence : “La France a maltraité des générations d’Arabes. Et puis, d’un coup, après une rapide reconnaissance de ces ‘maux’, elle a décidé qu’elle ne voulait plus parler de ça. Ce refoulement a duré pendant plusieurs générations, jusqu’à exploser. Pour moi, c’est aussi ce qui explique la libération de la parole de ces écrivains autour des sujets relatifs à l’immigration postcoloniale”.
“Ce sont des voix que l’on n’entend toujours pas assez, qui sont en mesure de représenter une communauté et qui choisissent de se positionner par rapport à des minorités. On y retrouve quelque chose de politique, dans le sens noble”
De là à dire que cette littérature est intrinsèquement engagée ? “Oui”, affirme Rachid Santaki, “parce que ce sont des voix que l’on n’entend toujours pas assez, qui sont en mesure de représenter une communauté et qui choisissent de se positionner par rapport à des minorités. On y retrouve quelque chose de politique, dans le sens noble, même si cela reste avant tout de la littérature”.
Un engagement qui peut notamment s’appuyer sur la forme de témoignage que peut prendre le récit, à l’instar d’Illégitimes de Nesrine Slaoui. “Je voulais qu’il y ait une dimension politique dans ce livre, que l’on comprenne que la discrimination s’étend sur plusieurs générations (…) Je voulais dire que je n’étais pas simplement en train de raconter ma vie, mais que je suis aussi consciente qu’en parlant de moi, je parle de faits sociologiques”, nous confiait l’auteure en février dernier, en marge de la parution de ce premier roman.
C’est ainsi que se dégagent de cette littérature des années de non-dits et d’humiliations banalisés, intériorisés, d’apparence inoffensifs, qui une fois traduits par la brutalité et la sincérité des mots, apparaissent enfin pour ce qu’ils sont réellement : des violences. “Il y a quelque chose dans cette littérature, et Fatima Daas en est le parfait exemple, qui relève de la libération, la décomplexion, la sortie de la honte sociale et de l’ignorance que l’on veut nous imposer en tant qu’Arabes en France. C’est une sortie de la peur”, résume Abdellah Taïa.
Au-delà du témoignage
Quant au succès de ces livres en librairie, les principaux concernés demeurent assez dubitatifs. Si de par leur présence sur les réseaux sociaux et les médias, ces auteurs font parler d’eux, la réalité de l’édition française est tout autre. “Pouvoir citer une dizaine, voire une vingtaine de romanciers, n’est rien face à la multitude d’ouvrages qui paraissent en France. Il faut aussi comparer les chiffres de vente et les prix littéraires remportés : peu de ces auteurs font des best-sellers et remportent des prix”, rappelle Ouafa Mameche, cofondatrice des éditions Faces Cachées.
Elle nuance tout de même: “ces livres sont évidemment plus médiatisés et plus sollicités par les lecteurs aujourd’hui”. Un constat similaire du côté de la jeune écrivaine Fatima Daas, qui estime que “ces livres marchent surtout chez des lecteurs et lectrices auprès de qui ces histoires font écho. Puisque ces histoires ont longtemps été invisibilisées, on est comme rassurés de se sentir moins seul et d’avoir accès à des livres qui nous parlent”.
Un mécanisme d’identification et de représentation, donc, comme en témoigne le commentaire d’une internaute adressé à Nesrine Slaoui, suite à la lecture d’Illégitimes : “Merci de mettre des mots sur des choses que j’ai, et je ne pense pas être la seule, ressenti de nombreuses fois. Merci de me permettre de me déculpabiliser pour toutes les fois où j’ai eu honte, où je me suis ‘travestie’, pour toutes ces fois où je continuerai à le faire”.
“C’est un peu le retour du roman social, et cela ne s’applique pas seulement à la littérature issue de l’immigration”, estime Kenza Sefrioui, critique littéraire, citant ainsi l’exemple des débats sur l’inceste qui ont été relancés suite à la parution de La Familia Grande (2021), de Camille Kouchner, et d’ajouter : “Une des dimensions essentielles de la littérature reste de témoigner”.
Se pose alors la question de la réception de ces œuvres, à la fois dans leur dimension sociale, mais aussi littéraire. “Les auteurs et auteures doivent témoigner de leur mode de vie dans les quartiers populaires. Et leur horizon de réception semble bloqué sur cette dimension de témoignage, sur une origine qui est celle de leurs parents. On aimerait qu’ils puissent être lus comme de véritables écrivains”, regrette Kenza Sefrioui.
“Ces histoires sont reçues encore trop souvent avec préjugés, mépris, fantasme ou exotisme”
Un avis que semble partager Fatima Daas : “Selon moi, ces histoires sont reçues encore trop souvent avec préjugés, mépris, fantasme ou exotisme”. En ce sens-là, certains auteurs regrettent également que l’étiquette “d’écrivain de banlieue” leur soit trop facilement attribuée. “J’ai été enfermé dans cette case-là pendant longtemps, même si je commence un peu à en sortir… Après, je ne peux pas me plaindre d’être mis dans une case où j’ai choisi de me positionner. Si certains continuent à ne me pointer du doigt que comme un écrivain de banlieue, au fond, peu importe”, conclut Rachid Santaki.
De son côté, Fatima Daas reste assez réticente à la notion même d’étiquette, que l’on a souvent rapidement tendance à imposer aux écrivains: “Je parle souvent de mouvement pour décrire où je me situe, j’ai l’impression d’être constamment en train de naviguer… Je le répète souvent, donc forcément, quand on me réduit à une seule étiquette, ‘écrivaine de banlieue’ ou encore ‘écrivaine lesbienne’, je ne me sens pas reconnue dans mon entièreté”. Et de conclure : “Si je décidais demain de m’identifier en tant qu’écrivaine de banlieue ça m’irait, mais l’injonction à une étiquette me met très en colère”.