Monde arabe : dix ans d’espoirs

Il y a dix ans, les rues arabes résonnaient de revendications de justice sociale et de dignité. Depuis, le Printemps arabe est loin et, au-delà de la diverse gravité des situations, les attentes demeurent les mêmes. Tour d’horizon non exhaustif des espoirs et des revendications toujours d’actualité.

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20 février
Le Mouvement du 20 février, au Maroc, en 2011. Crédit: Tniouni

UN MONDE EN MOUVEMENT

Mythologie des révolutions arabes

L’esprit de la révolte, archives et actualité des révolutions arabes (2020), ss. dir. Leyla Dakhli
L’esprit de la révolte, archives et actualité des révolutions arabes (2020), ss. dir. Leyla Dakhli, Seuil, 320 p., 310 DH

Lorsqu’un jour le peuple veut vire / Le destin se doit de répondre”. Depuis 2010 et l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi en Tunisie jusqu’à aujourd’hui, les pays arabes connaissent une vague révolutionnaire qui a abouti à la chute de certains dictateurs, au déchirement des guerres civiles, et à de violentes répressions.

“La chute du dictateur n’a pas toujours fait place à la fin de la dictature, et les espoirs de transformation se sont parfois envolés dans la fumée des guerres jusqu’à la prochaine révolte.” Le poème d’Abû-l-Qâsim al-Shabbî demeure l’hymne de cette dynamique d’espoir.

Plus que les mécanismes qui sous-tendent ces mouvements par ailleurs non terminés, le collectif dirigé par la chercheuse franco-tunisienne Leila Dakhli, historienne du monde arabe contemporain au CNRS, s’attache aux archives. À ce qui constitue symboliquement ces “moments révolutionnaires”.

À la manière de Roland Barthes dans Mythologies (Seuil, 1957), le groupe fait l’inventaire des figures emblématiques comme Alaa Salah ou Nasser Zafzafi, des chants, des revendications, des cris de Irhal, Dégage ! Sit-in dans les espaces privés, slogans comme “Nous sommes la ligne rouge” ou “Pain, liberté, dignité”, dabkeh challenges, chaussures jetées, yeux crevés, téléphones portables comme “extension de la révolution”…

Tous ces éléments témoignent des dynamiques individuelles et collectives pour “Changer (son) monde, se transformer soi-même”, “Produire un corps politique” et “Apprendre la révolution”.

“Ces archives ne sont pas seulement des traces et des témoins, elles jouent dans le temps des révolutions un rôle déterminant dans la manière dont les acteurs et actrices agissent.” Passionnant.

 

Droits : des revendications anciennes

Dissidents du Maghreb depuis les Indépendances
Dissidents du Maghreb depuis les Indépendances (2018), Khadija Mohsen-Finan et Pierre Vermeren, Belin, 396 p., 310 DH

Menaces, tentatives de corruption, sinon harcèlement, insultes, diffamation à caractère sexuel, menaces, procès truqués… tel est le lot des dissidents qui refusent “de valider le consensus politique mis en avant par les pouvoirs autoritaires” et réclament leur droit aux libertés politiques, de pensée, d’expression, au respect des droits des travailleurs, à l’égalité entre femmes et hommes, à une presse libre, à leur identité culturelle, et luttent contre les violences policières et judiciaires.

La politologue Khadija Mohsen-Finan et l’historien Pierre Vermeren retracent la continuité de ces revendications au Maroc, en Algérie et en Tunisie, bien avant le Printemps arabe.

Le terme de dissident, pensé en Occident pour les régimes communistes, convient parfaitement à tous ceux dont la force est de déconstruire les modèles et de demander des comptes.

Des lames de fond d’autant plus difficiles à faire taire qu’elles sont sans organisation, sans leader, “sans programme autre que le respect des droits fondamentaux pour des millions de citoyens”.

Abdallah Zaazaa
Abdallah Zaazaa (2021), pilier de la société civile et auteur du Combat d’un homme de gauche (Kalimate, 2019).Crédit: TNIOUNI

 

Le Sud veut un changement de système

Soulèvements populaires, ss. dir. François Polet et Frédéric Thomas
Soulèvements populaires, points de vues du Sud (2020), ss. dir. François Polet et Frédéric Thomas, in Alternatives Sud, vol. XXVII, n°4, 4e trimestre 2020, Centre Tricontinental/Syllepse, 178 p., 170 DH.

Inde, Indonésie, Liban, Irak, Iran, Algérie, Soudan, Haïti, Chili, Équateur… En 2019, le monde était dans la rue et la routine suspendue”.

“Si les ressorts de ces soulèvements sont locaux, les crises dont ils sont le fruit sont, elles, internationalisées”, analyse le politologue Frédéric Thomas, vu la dépendance économique et politique de certains pays et “l’arrogance de la classe gouvernante” dans les deux régions les plus inégalitaires au monde, l’Amérique latine et le Moyen-Orient.

Dans ce numéro de la revue Alternatives Sud, les auteurs soulignent les points communs : des mouvements jeunes, urbains, féminisés, qui “transforment en inacceptables des situations” jusqu’alors considérées comme inéluctables, font face aux mêmes réflexes répressifs, à des risques de captures clientélistes et inventent un espace libéré, moins individualiste, et des institutions autonomes, pour “changer le monde et le pouvoir”.

Au Liban : Kullun yaani kullun.
Au Liban : “Kullun yaani kullun”.Crédit: DR

 

DES PAYS EN LUTTE

Tunisie : le laboratoire de la transition

Tunisie, l’apprentissage de la démocratie (2011-2021), Khadija Mohsen-Finan
Tunisie, l’apprentissage de la démocratie (2011-2021) (2021), Khadija Mohsen-Finan, Éditions du Nouveau Monde, 240 p., 230 DH

Le 14 janvier 2011, le peuple tunisien poussait à la fuite son dictateur Ben Ali. Entre cette date et les élections législatives et présidentielles d’octobre 2019, cette décennie de clivages, sur fonds de tensions sociales et de fragilité économique, mais aussi de dialogue, d’engagement de la société civile, a fait de la Tunisie “un véritable laboratoire de la transition politique et du passage à la démocratie par le compromis nécessaire entre élus de formations politiques différentes.”

C’est cette histoire complexe que retrace l’historienne et politologue Khadija Mohsen-Finan. Elle analyse la reconfiguration du champ politique, les personnels de l’État, la confiance entre gouvernants et gouvernés, le rapport à l’histoire…

Elle souligne “les fractures idéologiques, sociales et régionales” persistantes, plaide pour l’intégration des jeunes, la fin de l’accaparement de la vie politique par des formations dont les manquements “ont fait le lit du populisme”.

Et surtout, pour la nécessité de clarifier une vision pour relancer la transition.

Une affiche représentant Mohamed Bouazizi.
Une affiche représentant Mohamed Bouazizi.Crédit: DR

Maroc : éviter le retour aux années de plomb

Défis marocains, Lotfi Chawqui
Défis marocains, mouvements sociaux contre capitalisme prédateur (2020), Lotfi Chawqui, Syllepse, 262 p., 260 DH

Vivons-nous un “retour vers les années de plomb” ? C’était ce qui préoccupait Lotfi Chawqui, militant de la gauche radicale, d’ATTAC et de Maroc Solidarités citoyennes et chercheur associé au Centre tricontinental (CETRI) en Belgique.

Défis marocains, paru quelques mois avant sa disparition prématurée en novembre dernier, tranche avec l’inénarrable servilité des ouvrages de courtisans qui nous ont été servis cette année-là.

Lotfi Chawqui
Lotfi Chawqui (1967-2020) était un animateur actif de la revue de critique communiste Contretemps, de la revue Taharrouriyat.Crédit: DR

Il énumère avec une douloureuse lucidité les indicateurs du malaise profond dont souffre la société marocaine, en les remettant en perspective avec l’histoire et l’actualité géostratégique : chômage, précarité, inégalités sociales et territoriales, crise climatique…

Cette crise multidimensionnelle due à un “capitalisme patrimonial et prédateur”, à “l’économie politique de la rente”, à la crise de l’État, s’aggrave de répression.

D’un éternel optimisme, il saluait les nouvelles formes de mobilisation qui reconfigurent l’espace protestataire et appelait à construire, contre l’impérialisme, le despotisme et le patriarcat, de “nouvelles boussoles politiques”.

 

Algérie : vers la deuxième libération

Hirak en Algérie, l’invention d’un soulèvement (2020), ss. dir. Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah
Hirak en Algérie, l’invention d’un soulèvement (2020), ss. dir. Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah, La Fabrique, 296 p., 210 DH

57 ans après la libération du joug colonial, c’est contre l’exploiteur intérieur que le peuple algérien marche pacifiquement tous les vendredis.

Le collectif rassemblé par plusieurs membres de l’association Algeria-Watch, économistes, journalistes, éditeurs, retracent les origines de cette mobilisation : impunité, prédation, corruption et quadrillage bureaucratique et policier de la société et surtout sentiment généralisé de hogra.

Les auteurs en inventorient les prémices, les manifestations, les symboles et le langage. Ils s’intéressent aussi aux réactions du pouvoir : le dénigrement dans les médias officiels, les “mouches électroniques” sur les réseaux sociaux…

La puissance du mouvement ? Le “palimpseste des fractures passées” et la détermination d’un peuple qui veut la “révolution du sourire”.

Caricature de Dilem
Caricature de Dilem, publiée dans Liberté-Algérie, le 30 septembre 2020.

 

Soudan : casser la voix

Le chant de la révolte, Alaa Salah, Favre
Le chant de la révolte, le soulèvement soudanais raconté par son icône (2021), Alaa Salah, Favre, Pierre Marcel Éditions, 148 p., 200 DH

Elle était étudiante, elle est devenue le visage de la lutte pour la démocratie.

La jeunesse des deux Nil brave depuis quatre mois la violente répression de ses manifestations pour réclamer le départ de Omar El Béchir, qui sévit depuis trente ans et a mis à feu et à sang le Soudan du Sud et le Darfour.

Le 6 avril 2019, lors de “la marche du million” de manifestants, Alaa Salah, 22 ans, monte sur une voiture, place al-Qiyadah, dans le centre de Khartoum, vêtue de blanc et déclame de la poésie : “La balle ne tue pas, ce qui tue, c’est le silence de l’homme.”

Dans le livre écrit avec le journaliste Martin Roux, l’étudiante en architecture devenue la “Nubian Queen” raconte l’augmentation du prix du pain qui déclenche le soulèvement, les femmes en première ligne et les espoirs de son pays.

Alaa Salah sur la place al-Qiyadah le 6 avril 2019.
Alaa Salah sur la place al-Qiyadah, le 6 avril 2019.Crédit: AFP

 

Arabie saoudite : le verrouillage

L’Arabie des Saoud, Malise Ruthven
L’Arabie des Saoud, wahhabisme, violence et corruption (2019) Malise Ruthven, La Fabrique, 334 p., 230 DH

Malgré l’appel d’intellectuels en faveur d’une monarchie constitutionnelle en février 2011, l’Arabie Saoudite incarne “l’avant-garde de la répression”, estime l’islamologue néerlandais Malise Ruthven : soutien au renforcement des dictatures militaires en Égypte et au Soudan, guerre au Yémen…

Le pays connaît depuis 2016 un “coup de force autoritaire” : Mohammed Ben Salman cherche à ““centraliser et à verticaliser” le pouvoir entre ses mains, détruisant l’ancienne structure de pouvoir “horizontal” fondée sur le consensus en vigueur depuis les années 1950” entre les membres de la famille royale, et limitant le poids des religieux.

S’il a “le soutien populaire de la jeunesse”, la tension idéologique est forte avec l’Iran qui incarne “une force anti-dynastique inscrite dans une combinaison des Lumières islamiques (mutazilites) et occidentales qui offre des perspectives de développement social plus prometteuses que le système de patronage tribal en vigueur dans le Golfe.”

Affiche “Justice pour Jamal Khashoggi”
Affiche “Justice pour Jamal Khashoggi” par Reporters sans Frontières.

 

Égypte : attention, déshumanisation

Le syndrome de la dictature (2020), Alaa El Aswany
Le syndrome de la dictature (2020), Alaa El Aswany, traduit de l’anglais par Gilles Gauthier, Actes Sud, 208 p., 260 DH

“La dictature constitue la relation maladive entre un chef d’État et son peuple.”

C’est en médecin que Alaa El Aswany prend la plume, afin d’étudier la dictature sous la forme d’un rapport médical. “Danger pour l’humanité”, cette maladie qui touche des milliards de personnes “doit être soignée”.

Pour en analyser les symptômes, l’auteur relate comment la dictature infecte tous les niveaux, professionnels, affectifs, psychologiques, y imposant “une extrême dualité”.

Il s’attache à la dimension épistémologique : théorie du complot, arguments d’autorité, “élimination des sources indépendantes d’information”, “démantèlement du milieu intellectuel”.

Il témoigne abondamment de l’Égypte de Moubarak et de Sissi, mais aussi de l’Irak, de la Libye, de la Tunisie, de la Roumanie, de l’Ouganda, etc.

Le syndrome de la dictature (2020), Alaa El Aswany, traduit de l’anglais par Gilles Gauthier, Actes Sud, 208 p., 260 DH

Des affiches du dictateur Abdelfattah al-Sissi
Des affiches du dictateur Abdelfattah al-Sissi lors de l’élection de 2018, près de la place Tahrir.Crédit: AFP