À Aïn Aouda, le soleil tape fort en ce début juin, au grand dam des maquilleurs de Meryem Zaïmi, qui incarne Fatema Mernissi dans le prochain long-métrage de Abderrahman Tazi.
Le maquillage et les costumes de la comédienne ont été élaborés pendant des mois afin de parvenir à une ressemblance inouïe avec celle qui a été l’une des plus grandes figures intellectuelles et féministes marocaines, disparue en 2015.
Pas question de laisser la chaleur gâcher ces efforts, quitte à accompagner chacun des faits et gestes de l’actrice d’un parasol. “C’est un rôle et une femme qui donnent le vertige”, nous confiait Meryem Zaïmi en avril dernier, quelques semaines avant le début du tournage.
Une histoire de famille
Quelques heures avant le premier clap de la journée, en cette quatrième et avant-dernière semaine de tournage, Abderrahman Tazi est installé dans un fauteuil rouge à la réception d’un hôtel de Rabat. Chacune des phrases de ce vétéran du cinéma marocain est entrecoupée par un appel, tantôt au sujet des costumes, tantôt au sujet des figurants.
“C’est un film dédié à la mémoire collective”, résume-t-il entre deux coups de fil. Il nous faudra attendre la pause déjeuner de l’équipe pour que le réalisateur puisse répondre à nos questions.
“Ce biopic raconte, par fragments, la vie de Fatema Mernissi. De son enfance à Fès, à l’incontournable figure intellectuelle qu’elle est devenue, en passant par ses différents voyages”, poursuit celui qui est par ailleurs membre fondateur de la chaire universitaire Fatema Mernissi.
Dédier une œuvre à la vie de Fatema Mernissi n’est pas un acte anodin : Abderrahman Tazi et elle sont cousins. “Nous avons vécu notre enfance ensemble, puis nous nous sommes retrouvés plusieurs années après nos études. Nous avons énormément voyagé ensemble : à Zagora, en Espagne, aux Pays-Bas…”, confie-t-il.
Les trois premières semaines de tournage ont d’ailleurs été partagées entre Fès et Zagora. “Travailler sur ce film m’a aussi permis de me remémorer des choses que nous avons vécues ensemble, des moments d’enfance partagés aux côtés de notre grand-père à Fès”, poursuit le réalisateur.
Le réalisateur a fait le choix, pour La sultane inoubliable, d’être présent derrière et devant la caméra
Loin du biopic traditionnel, le réalisateur a fait le choix, pour La sultane inoubliable, d’être présent derrière et devant la caméra, puisque l’histoire raconte la façon avec laquelle il a, en tant que cousin et ami intime, perçu la construction et l’évolution de Fatema Mernissi au fil des années.
Pour les besoins du scénario, Abderrahman Tazi a donc écrit son propre personnage. Un jeu de miroir déroutant entre le réalisateur derrière la caméra, et l’acteur qui l’incarne sur le plateau. “C’est beaucoup de pression”, sourit l’heureux élu, Brice Bexter Glaoui.
Au fur et à mesure que l’intrigue avance, les personnages de Fatema Mernissi et du réalisateur vieillissent : “J’ai devant moi Ssi Tazi à 78 ans, mais dans le film, je dois aussi interpréter des scènes où il en a 32, puis 50, puis 70”, sourit l’arrière-petit-fils du pacha El Glaoui.
“Ssi Tazi se cherche dans son personnage, et Brice a peur que Ssi Tazi ne le retrouve pas”, commente Meryem Zaïmi. “Au final, je crois que l’on se rejoint au milieu”, complète l’acteur, dont le rôle a naturellement été préparé à travers de longs échanges avec le réalisateur.
Repérages
Le matin même, l’équipe tournait une scène dans la mythique librairie Kalila Wa Dimna, à Rabat, où Fatema Mernissi apprend que son livre, Le Harem Politique, est censuré.
Après une petite pause, direction Aïn Aouda, en compagnie d’une équipe de trente-cinq techniciens de plateau, tous départements confondus. Covid oblige, la date initiale du début de tournage a été retardée de quinze mois. Sur le plateau, le temps est précieux, et il n’est plus question de perdre une seule minute.
Il est près de 16 heures lorsque les premières caisses sont déchargées, et que Abderrahman Tazi arrive au volant d’une Mercedes 200D : un modèle ancien, à bord duquel plusieurs scènes devraient être tournées.
“Nous allons tourner une scène où le cousin de Fatema Mernissi l’accompagne à la rencontre d’une institutrice”, explique le réalisateur.
“C’est une histoire vraie : l’institutrice faisait du stop sur la route alors que nous conduisions, et Fatema lui a demandé ce qu’elle faisait là. Elle a répondu qu’elle se rendait dans ce village trois fois par semaine en stop, pour enseigner à une petite classe d’enfants. Les deux jours restants, les enfants sont confiés à la mosquée du village, par manque d’infrastructure. Touchée par son engagement, Fatema a promis de lui rendre visite”, poursuit Abderrahman Tazi.
Pendant ce temps, sept enfants de Aïn Aouda sont repérés par la directrice de casting, chargée de les briefer avant d’entamer la scène. Une mosquée collée à une école primaire est sur la route sur laquelle les caméras sont installées : le décor est parfait, exception faite des déchets jetés tout au long de la rue.
“Il faut nettoyer ça. On ne montre pas un Maroc comme ça à la caméra !”, ordonne le réalisateur. Faute de pouvoir tourner à l’intérieur de la mosquée, il faudra bricoler : “Ce n’est pas grave, vous savez, au cinéma, tout est camouflage”, sourit Ssi Tazi, comme on l’appelle sur le plateau.
Ses yeux sont à présent rivés sur la phrase qui orne le mur de l’école, écrite à la main : “Ton école est ta deuxième maison, prends-en soin”. Pendant ce temps, le tournage attire les habitants de Aïn Aouda. Au bout d’une heure, ils sont près d’une trentaine à avoir encerclé le plateau et à observer, en avant-première, ce qui s’y trame.
La nouvelle Mernissia
Lorsque, de loin, Meryem Zaïmi fait son arrivée sur le plateau, on jurerait avoir vu Fatema Mernissi ressuscitée. La comédienne, souriante et dynamique, est méconnaissable. Les sourcils de Fatema Mernissi sont reproduits à la perfection, la perruque est impeccable, mais il ne faut pas trop en dire…
“Nous avons énormément travaillé sur cette métamorphose, nous pensons donc qu’il est plus judicieux de garder un effet de surprise”, justifie Ssi Tazi. Avant d’entamer cette aventure, Meryem Zaïmi nous confiait redouter l’ampleur du rôle qui lui était confié.
Trois semaines après le début du tournage, la pression ne s’est pas dissipée et a même grimpé d’un cran : “Il y a beaucoup de personnes qui ont connu Fatema Mernissi qui sont encore là, et qui verront ce film. Je ne veux pas les décevoir”, nous confie l’actrice.
“En même temps, il y a toute une jeune génération, curieuse, qui ne l’a pas connue, et pour qui le premier contact avec elle sera ce film”. Derrière l’actrice, se cache aussi une femme particulièrement admirative de Fatema Mernissi.
“Je m’identifie beaucoup à elle… Elle m’inspire beaucoup de force et de persévérance”, avoue Meryem Zaïmi. “De la force, surtout”, insiste-t-elle après un bref silence. À voir la nouvelle Mernissia sur le plateau de Abderrahman Tazi, force est de constater que quand l’inspiration est là, la motivation coule de soi.
“Le message de Fatema Mernissi, quelque part, c’est de ne jamais baisser les bras, de toujours suivre ce que l’on souhaite défendre jusqu’au bout. Elle enseigne qu’il ne s’agit pas de lever la main et de dire ce que l’on veut, mais plutôt de travailler dessus et d’en faire une cause pour laquelle se battre”, affirme Meryem Zaïmi, comme si elle réfléchissait à haute voix.
“Ce qui m’effrayait au début, c’était la métamorphose. Je me demandais si je réussirais vraiment à l’incarner”, poursuit l’actrice. La préparation du rôle s’est faite en deux temps. “J’ai commencé par la lecture des livres. Il y a ceux que j’avais déjà lus, et ceux que j’ai découverts. Puis, il y a eu tout le travail autour du scénario, les réunions avec le réalisateur…”, retrace Meryem Zaïmi.
“Après, c’était beaucoup de recherches personnelles, je passais des heures à regarder les conférences qu’elle donnait, ses interviews… J’ai passé du temps avec les personnes qui l’ont connue personnellement, je leur demandais comment elle était, comment elle parlait, comment elle vivait”.
Résultat : même la démarche de Fatema Mernissi est reproduite à la perfection. Après une période de préparation intense, l’actrice décide de changer de rythme afin de laisser libre cours à la créativité du réalisateur. “J’avais récolté tellement de matière que j’ai eu peur d’être frustrée de ne pas pouvoir tout utiliser”, explique-t-elle.
“Ce film est une biographie du point de vue de Ssi Tazi. Il veut raconter son regard, des choses sur elle et à travers elle qui sont bien spécifiques, et non pas exhaustives. Je me suis dit : ‘J’ai du bagage, j’ai la version de Fatema de plusieurs personnes, maintenant, je laisse le réalisateur faire’”, poursuit-elle.
Quant au processus de métamorphose physique, il a été ardu. Il a même été question de travailler avec une chirurgienne esthétique… “Tout le mérite revient à Nash, le maquilleur, qui s’est chargé de la confection des perruques et du maquillage. Il a travaillé sans relâche pendant des mois pour parvenir à ce résultat”, dit humblement Meryem Zaïmi.
Pour l’histoire
L’après-midi touche à sa fin, et le soleil joue en faveur de l’équipe de tournage. Les différentes prises s’achèvent sur un “c’est long” ou “c’est parfait” du réalisateur, et les scènes se jouent dans une ambiance légère et pleine d’humour.
Ayoub Lamrani, directeur de la photographie, se réjouit des couleurs rendues sur la caméra. Sur le plateau, ce Tangérois au parcours anglo-saxon est le bras droit du réalisateur.
“Quand j’ai su que Abderrahman Tazi préparait un film sur Fatema Mernissi, je n’ai pas réfléchi une seule seconde. C’était une évidence, et surtout, un honneur d’avoir été contacté par un nom du cinéma marocain aussi prestigieux que le sien”, nous confie-t-il lors de ses quelques minutes de répit.
Quant au style de réalisation, il le définit principalement comme étant “moderne” et “réaliste” : “Nous faisons très attention aux détails, surtout lorsque l’on tourne en extérieur. C’est un film qui est censé se dérouler dans les années 1960, donc on ne peut pas laisser passer en arrière-plan n’importe quel détail contemporain, ne serait-ce qu’une casquette ou un modèle de voiture”. Tout au long du tournage, une attention exceptionnelle a été portée aux détails, de peur de laisser paraître le moindre anachronisme.
Abderrahman Tazi confirme : “On doit revenir cinquante ans en arrière pour ce film. C’est très compliqué de trouver une voiture d’époque, des meubles… L’effort est combiné avec tous les départements de la chaîne de réalisation, pour arriver à un résultat où le spectateur retrouve une époque révolue”.
“Ce film est ma façon de donner aux jeunes la possibilité de retrouver ne serait-ce qu’un fragment de l’histoire de leur pays”
Et comment éviter les anachronismes en pleine pandémie, à l’heure où tous les citoyens sont tenus de porter des masques en extérieur ? “Il y a des villes où les gens ne portent plus de masque ! J’ai pu tourner une scène de moussem à Fès, avec des centaines de figurants, sans que le problème ne se pose”, nous avoue le réalisateur, encore surpris.
Pour lui, le bilan de ces trois semaines de tournage est positif. “L’équipe qui m’entoure est dynamique et engagée. Elle tient à mener à bien ce bateau, malgré tous les ouragans qu’il peut rencontrer”, assure le réalisateur, qui ne perd pas de vue ses objectifs : “Ce film est ma façon de donner aux jeunes la possibilité de retrouver ne serait-ce qu’un fragment de l’histoire de leur pays”.
C’est que le biopic reste le parent pauvre du cinéma marocain, malgré les faibles tentatives des chaînes nationales, qui font plutôt dans le documentaire historique.
“Je suis triste quand je vois disparaître de grandes figures du théâtre, de la littérature, de la musique, sans que l’on pense à faire des productions culturelles pour les commémorer et célébrer : Tayeb Saddiki, Tayeb El Alj, Ahmed El Bidaoui… Ces gens méritent des documents qui serviront pour notre mémoire collective”, regrette Abderrahman Tazi.
Pour autant, il ne verse pas dans le pessimisme : “Le cinéma marocain est fait de mosaïques de réalisateurs avec des concepts différents. Il y a une certaine liberté donnée aux réalisateurs qui fournissent des styles très différents… Quand on regarde les films de Lakhmari, Nejjar, ou de Nabil Lahlou… C’est cette diversité qui fera qu’à un moment, lorsqu’on verra des images, on dira ‘ça, c’est un film marocain’. On pourra alors parler d’une école marocaine”, conclut Abderrahman Tazi.
En attendant, on se contentera de se réjouir de la sortie en salle de Fatema, la sultane inoubliable, prévue pour début 2022.
Aussi enthousiastes que stressés, les acteurs ont hâte d’enfin voir le résultat final. “Je ne sais pas à quoi m’attendre comme réaction à la sortie du film”, avoue Meryem Zaïmi. “En tout cas, j’ai tout donné”, conclut-elle, un sourire aux lèvres.
De là où elle est, on se plaît à penser que Fatema Mernissi sourit aussi.