Provinces et âge légal
Le Canada étant un état fédéral, les provinces ont eu certaines marges de liberté pour ajuster l’organisation concrète de la légalisation : par exemple, il faut avoir au minimum 21 ans pour acheter légalement du cannabis au Québec, alors que dans le reste du Canada, l’âge légal est fixé à 18 ans.
Le cannabis est un produit très consommé, avec des niveaux d’usage parmi les plus élevés au monde, surtout chez les jeunes. Selon l’Institut national de santé publique du Québec, 44,5 % de la population jeune et adulte a déjà expérimenté le cannabis au moins une fois dans sa vie, et jusqu’à un tiers des jeunes du secondaire sont des consommateurs réguliers.
L’objectif de la légalisation du cannabis promise par le Premier ministre Justin Trudeau était de restreindre l’accès des jeunes à ce produit, de permettre une meilleure santé publique, de réduire le coût du système pénal et les activités criminelles.
En 2012, le marché noir du cannabis canadien était évalué à 6,2 milliards de dollars canadiens, soit environ 3,98 milliards d’euros. Le cannabis était de plus en plus accessible financièrement, ce qui contribuait à augmenter l’offre et à stimuler la demande tout en alimentant les réseaux criminels. Les prix du cannabis vendu par la SQDC ne devaient donc pas être trop élevés pour ne pas rediriger vers les marchés illicites, sans être non plus trop faibles pour ne pas motiver les consommations. L’organisme national statistique du Canada avait diffusé un sondage en janvier 2018 pour connaître le prix moyen d’un gramme de cannabis sur le marché noir, auquel 15.000 Canadiens avaient participé, d’après Radio Canada.
Contrairement à ce qu’annonçaient les détracteurs de la légalisation, on a pu constater que les consommations de cannabis n’ont pas explosé et le nombre d’accidents de la route liés aux usages d’herbe ou de résine n’a pas augmenté, comme démontré par Statistique Canada. Cependant, les consommateurs sont encore nombreux à passer par le marché noir, malgré les efforts mis en place pour dissuader les recours aux trafics illicites.
Pourquoi les usagers continuent-ils à acheter du cannabis de manière illégale ? C’est une des questions posées dans cette thèse en sociologie, qui compare les trajectoires de consommatrices et consommateurs de drogues insérés socialement, à Bordeaux et Montréal. Les résultats ici mobilisés s’appuient sur des entretiens réalisés avec 19 femmes et 8 hommes consommateurs de cannabis et d’autres drogues, insérés socialement et vivant à Montréal. L’objectif est d’illustrer le débat à partir du cas précis montréalais, sans généralisation abusive.
Des tarifs plus concurrentiels
Depuis plusieurs années, le marché illicite du cannabis à Montréal a mis en place une offre très professionnalisée. Avec cette offre, les dealers proposent plusieurs variétés de cannabis avec des tarifs dégressifs en fonction de la quantité achetée. Contrairement aux prix des filiales de la SQDC qui restent fixes. Ces prix fixes sont très critiqués par les interrogés.
Les prix sur le marché noir sont aussi moins élevés. Debby, 19 ans, étudiante en cinéma, explique que sur le marché licite, elle paye en moyenne 25 dollars canadiens pour trois grammes, alors que sur le marché illicite, ces trois grammes lui coûtent 10 dollars. Son dealer, qu’elle connaît depuis longtemps, pratique aussi des promotions, avec “5 grammes offerts pour 10 grammes achetés”, ce que la SQDC ne propose pas. Pour cette jeune femme qui fume quotidiennement et ne dispose pas de beaucoup d’argent, les tarifs dégressifs et moins élevés proposés sur le marché noir constituent un argument de poids.
Également, plusieurs interrogés mettent en avant une qualité décevante à la SQDC, ainsi que des problèmes sur la présentation des produits, vendus dans des emballages opaques ne permettant pas aux consommateurs de voir ce qu’ils achètent, et les quantités. Sofian, 25 ans, consultant en développement économique, interrogé au cours d’un entretien, affirme ainsi : “Une fois, quand j’ai ouvert, il n’y avait clairement pas les 3,5 grammes indiqués, il manquait 0,5 gramme. Vu les tarifs, je ne peux pas me permettre ça.”
Un marché noir plus confortable
Le marché illicite n’est pas seulement moins cher, il est aussi, semble-t-il, moins contraignant. Le marché noir propose des livraisons quasiment en continu quand la SQDC est ouverte du lundi au vendredi de 9 heures à 21 heures, et le week-end de 9 heures à 17 heures. Il est possible de se faire livrer du Cannabis par la SQDC, mais il faut attendre plusieurs jours pour recevoir son colis, contre une livraison dans la journée sur le marché noir.
Les déplacements jusqu’aux filiales de la SQDC sont parfois décrits comme contraignants par les usagers. Ils déplorent aussi le fait que la SQDC vérifie les cartes d’identité de ses clients à l’entrée des magasins, alors que les contrôles sont moins stricts pour les magasins de la Société d’Alcool du Québec (SAQ).
Également, la SQDC a parfois été en rupture de stock sur certaines variétés de cannabis très demandées, et les files d’attente peuvent être longues les jours d’affluence. Plusieurs interrogés expliquent donc qu’il est plus simple et plus pratique pour eux de se faire livrer leur cannabis via le marché noir.
“Tant que les gens qui ont été emprisonnés pour possession de cannabis n’ont pas été libérés, tant qu’on n’efface pas leur dossier criminel, c’est de l’hypocrisie”
D’autres interrogés ne se font pas livrer leur cannabis, mais passent par des amis qui se chargent de commander l’herbe ou la résine sur le marché illicite. Faire des achats groupés entre amis permet plusieurs avantages : bénéficier de tarifs dégressifs, mais aussi passer un moment “convivial”, pour reprendre les propos de Fleur, 24 ans, serveuse dans un café, rencontrée chez elle pendant une heure, quand le déplacement dans un magasin de la SQDC est vécu comme pénible.
Enfin, certains consommateurs refusent par principe d’acheter sur le marché licite, mettant en avant des arguments idéologiques liés à la vente étatique et aux sanctions pesant toujours sur les dealers. C’est le cas d’Amanda, 23 ans, animatrice en centre périscolaire, qui explique par téléphone qu’elle refuse d’acheter “au gouvernement” : “Tant que les gens qui ont été emprisonnés pour possession de cannabis n’ont pas été libérés, tant qu’on n’efface pas leur dossier criminel, c’est de l’hypocrisie.”
Beaucoup d’interrogés critiquent aussi l’aspect peu écologique des nombreux emballages en plastique non réutilisables utilisés par la SQDC. Cette dernière justifie ces emballages par la nécessité de protéger les produits vendus de toute altération, mais pour les consommateurs, cela n’empêche pas de les réutiliser ou de proposer un système de recyclage.
Des achats à la fois sur les marchés licites et illicites
In fine, la plupart des interrogés déclarent se fournir à la fois sur le marché licite et illicite. Les usagers apprécient la possibilité, dans les magasins de la SQDC, de connaître les taux de THC des variétés de cannabis et de pouvoir être conseillés par les vendeurs.
Certains consommateurs rencontrés mettent aussi en avant un autre argument idéologique, allant cette fois par principe en faveur du marché licite : June, 28 ans, chargée de projet numérique, consommatrice quotidienne de cannabis ayant accepté de participer à la recherche, explique ainsi qu’“on a voulu la légalisation, maintenant il faut acheter sur le marché licite, il faut soutenir ça”.
Les marchés du cannabis québécois, qu’ils soient légaux ou illégaux, semblent avoir de beaux jours devant eux : les magasins de la SQDC sont ainsi restés ouverts durant les confinements au Québec, tandis que de nombreux commerces jugés moins essentiels fermaient leurs portes, et l’usage récréatif du cannabis au Canada a considérablement augmenté depuis le début de la crise sanitaire.