Dette publique et impérialisme au Maroc (Ep. 5) : des prêts équivalents à des années de PIB

Le Maroc a été colonisé, “mis sous protectorat” pour utiliser des termes plus diplomatiques, bien avant 1912. Adam Barbe, auteur de “Dette publique et impérialisme au Maroc (1856-1956)”, s’emploie à démonter les mécanismes qui ont conduit le Maroc à céder sans équivoque sa souveraineté à la France et l’Espagne, qui n’ont pas eu à sortir les canons pour s’y installer.

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Bank Al Maghrib au début du siècle Crédit : Delcamp.net

“Au mois d’octobre 1861, l’Espagne signe avec le Maroc un traité qui prévoit l’évacuation de Tétouan dès lors que le Sultan sera capable de verser 3 millions de douros (15 millions de francs-or) en plus de ce qui avait été déjà remboursé — au lieu du remboursement intégral initialement prévu. Afin de précipiter le départ des Espagnols, les Britanniques ont prêté la somme requise au Maroc, transformant dès lors une simple indemnité de guerre en engagement financier de long terme.

En 1861, le Maroc a encore probablement les ressources nécessaires pour faire face aux puissances européennes. Le service de la dette dû aux Britanniques n’était qu’un fardeau modéré pour les revenus douaniers, puisqu’il n’en représentait que 12 %. Ces revenus n’étaient par ailleurs pas les uniques ressources du Sultan à l’époque. Le service de la dette, dans les années 1860 et 1870, pesa, de fait, bien moins sur les finances marocaines que celui du début du XXe siècle. C’est ainsi que l’emprunt britannique est remboursé de façon régulière jusqu’en 1882, date à laquelle les fonctionnaires britanniques quittent le Maroc. Le remboursement de l’indemnité espagnole s’est, quant à lui, étalé sur vingt-cinq années, jusqu’en 1885.

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Mohammed IV ignore les oulémas

Un des traits marquants de la dette extérieure est sa capacité à générer des tensions internes. L’indemnité de guerre de 1860 avive ainsi nombre de tensions au Maroc. Au mois de juillet 1860, Mohammed IV interroge les oulémas — gardiens de la tradition religieuse — sur la façon dont il pourrait rembourser les Espagnols. Alors que le Sultan argumente en faveur d’une réforme fiscale plus globale, impliquant l’instauration d’une taxe foncière, les oulémas ne donnent leur aval que pour une contribution fiscale extraordinaire et s’opposent à toute réforme structurelle de la fiscalité. Ils estiment ces réformes fiscales imposées par l’étranger et, à ce titre, nuisibles aux intérêts du pays. Mohammed IV passe outre l’opposition des oulémas et établit une taxe indirecte sur les transactions commerciales (mukûs). Ces nouvelles taxes nourrissent un sourd mécontentement qui explose en 1873. Lorsque Hassan Ier est proclamé Sultan à la mort de son oncle, la principale revendication du mouvement est l’abrogation des mukûs (Laroui, 1992). Un endettement encore maîtrisable. Pour saisir l’ampleur de l’endettement du Maroc et rendre son poids comparable dans le temps, il est utile de l’exprimer en fonction de la richesse produite au cours d’une année (PIB). C’est ainsi que l’endettement des nations est mesuré de nos jours par les économistes. L’indemnité de guerre espagnole était ainsi équivalente à 25 % du PIB du Maroc en 1860.

Cette dette est ainsi comparativement plus importante que celle créée par l’emprunt de 1904, qui a enclenché le processus menant au protectorat français au début du XXe siècle (10 % du PIB en 1904). Si cette dette a bien été régulièrement et intégralement remboursée, son impact réel sur les finances est sous-estimé par le ratio dette/PIB. De fait, cette dette devait être remboursée en monnaies européennes, d’or ou d’argent.

Un affaiblissement progressif

Les remboursements avaient donc un effet pervers en plus du simple coût du remboursement : ils ont accéléré l’exportation de la “bonne” monnaie et ont entretenu la crise monétaire à laquelle le Maroc fait face tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle — et qui ne sera résolue qu’avec l’établissement du protectorat. Une façon de prendre en compte cet effet pervers est alors de mesurer la dette en termes d’années de revenus d’exportations, qui constituent la principale source de “bonne” monnaie. L’indemnité espagnole représentait ainsi un montant de devises équivalent à six années de revenus d’exportations. À titre de comparaison, la dette créée par l’emprunt de 1904 équivalait à deux années de revenus d’exportations. Malgré l’ampleur des dettes imposées au Maroc, les ambitions européennes ne sont pas concrétisées par une domination politique directe. Le Maroc avait probablement les ressources nécessaires pour résister à l’Espagne, puissance impériale somme toute secondaire. L’histoire du Maroc entre 1870 et 1900 est l’histoire d’un affaiblissement progressif, combinant des crises exogènes, des blocages intérieurs et une pression extérieure croissante. L’ouverture commerciale du Maroc a joué un rôle majeur dans l’affaiblissement du pays en le condamnant à un déficit structurel de sa balance commerciale.”

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Dette publique et impérialisme au Maroc, de Adam Barbe, préface de Thomas Piketty, Editions La Croisée des chemins (2020) 

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