Deux métaphores puissantes nous sont offertes au premier quart d’heure du film. Mehmet, un homme qui vit dans la rue, souffre d’une crise des reins. Il est conduit par son ami d’enfance à l’hôpital.
Frôlant la mort et n’étant dans aucun registre administratif, ce “rebut de la société” doit pourtant rester dans la salle d’attente et laisser d’autres, arrivés après lui, entrer aux urgences. Comme si sa vie n’avait pas d’importance aux yeux de la société.
Puis viennent les scènes suivantes où l’on découvre que Mehmet loge dans une maison abandonnée et tient une déchetterie clandestine. Accompagné d’autres enfants de la rue, ils triment à pousser leurs chariots et font les tris des poubelles d’Istanbul afin de récupérer les restes. Leur vie tient grâce aux déchets des autres.
C’est un témoignage poignant sur la vie de ces personnes que l’on croise, de façon éphémère, dans la rue sans pour autant connaître leur quotidien en détail.
Des Vies froissées, du réalisateur turc Can Ulkay, observe, par le biais d’images cinématographiques très parlantes, le malheur de ces gens qui vivent avec nous dans les plus grandes mégalopoles du monde.
Ces marginaux ont leurs codes, leurs manières de s’occuper pendant la journée, leurs manières de faire la fête, de manger, de défendre leur territoire…
Ce film s’inscrit donc dans le “cinéma du réel”, comme Rome ville ouverte de Rossellini, Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, ou encore Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola.
Sauf que le film, qui a démarré comme un mélodrame réaliste sur la vie des enfants des rues, opère un point de bascule. Alors que Mehmet est en train de faire le décompte des déchets ramenés par ses “collègues”, il découvre, à sa grande surprise, qu’un enfant est caché dans un des chariots.
Il se prénomme Ali. Ce dernier affirme que sa mère l’a mis dans une poubelle afin de le protéger de son beau-père qui le violentait sans cesse. Pour combler l’abandon de l’enfant, Mehmet décide de le protéger. À partir de là, cette œuvre réaliste se transforme vite en un conte magique, dont Ali et Mehmet sont les protagonistes.
La rue, refuge des abandonnés
Cet angle de vue inédit, sur un sujet qui a été traité par tous les canaux médiatiques, fait la force de ce film. La vie quotidienne des enfants des rues n’y est que – comme il est appelé dans les règles de la dramaturgie – l’élément prétexte du scénario.
Le cinéaste nous fait découvrir la psychologie des enfants abandonnés par leurs mères
L’enjeu de ces Vies froissées est beaucoup plus profond. Il traite de la question de l’abandon dont ces personnes sont l’objet. Qui plus est l’abandon par la mère.
À travers Ali, qui va faire son entrée à la moitié du film, le cinéaste nous fait découvrir la psychologie des enfants abandonnés par leurs mères.
C’est par son biais que l’on va comprendre les motivations de tous les autres personnages du film : leur méchanceté, leur addiction à la colle pour chercher un monde meilleur, la jalousie qu’ils ressentent vis-à-vis des personnes “normales”.
Une intelligence du scénario qui nous rend encore plus empathiques envers ces sans domicile fixe. Un traitement qui est renforcé par une mise en scène au plus près des personnages, brillamment campés, afin de mieux déceler leur psychologie marquée par des traumatismes indélébiles. Avec, en apothéose, un dénouement inattendu et surprenant.