Un tel contraste dans les stratégies utilisées n’était pas surprenant au début de l’année, quand nous en savions très peu sur le virus. Aujourd’hui, quand des dizaines de milliers d’articles scientifiques ont été rédigés et quand nous disposons de nombreux exemples de bonnes pratiques, on s’attendrait à davantage de convergence.
Parmi les réfractaires aux méthodes généralement utilisées, on trouve la Suède et le Japon, qui ont opté pour une approche différente de celle de leurs voisins, et qui ont attribué leur succès initial aux avantages présumés de leurs spécificités nationales. Les deux pays semblent aujourd’hui payer le prix de cette stratégie.
Pays sans confinement
Les modèles japonais comme suédois s’appuient notamment sur le concept d’exceptionnalisme national. J’entends par là un consensus général selon lequel la population d’un pays se distingue non seulement du reste du monde, mais lui est aussi, d’une certaine manière, supérieure.
Les dirigeants de ces deux pays ont souligné que leur Constitution empêchait de restreindre les libertés individuelles, notamment par le biais de mesures de confinement ou des amendes. Ces deux gouvernements ont préféré se baser sur le volontariat, la responsabilité individuelle et, surtout, le caractère exceptionnel de leurs citoyens.
Contrairement à la Suède, tous les Japonais ou presque portent d’eux-mêmes un masque, et le gouvernement se livre à une véritable traque des cas contacts
La Suède n’a ainsi pas ordonné la fermeture de ses bars, restaurants et salles de sport durant la pandémie, pas plus qu’elle n’a imposé le port du masque dans les espaces publics. D’ailleurs, le discours officiel maintient que les masques sont susceptibles d’accélérer la propagation de la maladie. Ce point de vue était partagé par de nombreux pays européens au début de la pandémie, mais la plupart ont rapidement privilégié le port du masque obligatoire dans les lieux publics.
À l’instar de la Suède, le Japon a choisi l’option sans confinement et refusé d’imposer des restrictions strictes, même si le pays a fermé ses frontières il y a quelques mois. Cependant, contrairement à la Suède, tous les Japonais ou presque portent d’eux-mêmes un masque, et le gouvernement se livre à une véritable traque des cas contacts.
En juillet, le Japon a lancé une campagne de tourisme intérieur, Go to Travel, afin d’encourager sa population à consommer et, ce faisant, de redynamiser l’économie. On craint désormais que cette initiative, qui a vu le gouvernement subventionner les déplacements touristiques intérieurs, soit à l’origine de la troisième vague dans le pays.
Mindo et nihonjinron au Japon
L’exceptionnalisme japonais ne faisait aucun doute dans la rhétorique employée pour expliquer la gestion relativement réussie des deux premières vagues. En avril, Shinzō Abe, alors Premier ministre, s’était empressé de se féliciter du succès de ce modèle, qui découlait d’une efficacité “typiquement japonaise”.
Exceptionnalisme et orgueil vont souvent de pair et la troisième vague qui enfle aujourd’hui s’avère plus meurtrière que les deux premières
Le vice-premier ministre, Taro Asō, s’est montré plus explicitement nationaliste, en avançant comme explication que le mindo du Japon était plus élevé qu’ailleurs. Ce terme, que l’on pourrait traduire par “normes du peuple”, est associé à l’ère impériale du Japon, quand les Japonais se plaçaient au sommet d’une hiérarchie des civilisations asiatiques. Cela rappelle la notion d’exceptionnalisme japonais, le nihonjinron, qui vise à justifier l’unicité du Japon. Chaque pays est unique, affirme ce genre littéraire, mais le Japon l’est encore plus… et aussi légèrement supérieur aux autres.
Le quotidien nationaliste de droite Sakei Shimbun s’est même référé aux principes du shinto, ainsi qu’à “l’expérience et la sagesse des ancêtres” pour expliquer le succès du pays.
Dans le cas du Japon, l’exceptionnalisme serait néanmoins à part : puisque le pays doit son succès au caractère unique de sa culture et de sa propreté proverbiale, le modèle japonais ne fonctionnerait pas ailleurs. Toutefois, exceptionnalisme et orgueil vont souvent de pair et la troisième vague qui enfle aujourd’hui sous la gouvernance du nouveau premier ministre, Yoshihide Suga, s’avère plus meurtrière que les deux premières.
Folkvett en Suède
Au lieu d’appliquer la moindre restriction, le Premier ministre suédois, Stevan Lofven, a appelé la population à se fier à son folkvett, un état d’esprit qui combine savoir-vivre, moralité et bon sens supposément inné des Suédois respectables, afin de suivre les recommandations sur la base du volontariat. De son côté, Anders Tegnell, épidémiologiste du gouvernement et architecte de la stratégie nationale, a qualifié les mesures de confinement des pays voisins de “folie”, “ridicule”.
Au lieu d’appliquer la moindre restriction, le Premier ministre suédois a appelé la population à se fier à son folkvett, un état d’esprit qui combine savoir-vivre, moralité et bon sens
Johan Giesecke, son mentor et proche confident, qui est également conseiller auprès des autorités sanitaires suédoises, s’est montré tout aussi véhément : “La Suède a raison” et “tous les autres pays se trompent”. L’un et l’autre ont déclaré que le Covid-19 n’était pas plus dangereux qu’une grippe saisonnière et les autorités sanitaires ont affirmé (à tort) en avril, en mai et en juillet que Stockholm approchait de l’immunité collective.
Les médias locaux s’en sont fait l’écho, rappelant aux Suédois qu’ils pouvaient être “fiers de vivre en Suède”, et non sous les directives draconiennes et populistes en application dans le reste de l’Europe. Contester cette approche revenait à douter de la science et de la raison elles-mêmes.
Suite à la publication d’un article où 22 éminents scientifiques évoquaient les dangers de la stratégie suédoise, la presse a tourné les auteurs en dérision. Chroniqueurs et critiques, comme Ida Östenberg, Victor Malm et Alex Schulman ont lancé des attaques personnelles dans lesquelles M. Schulman remettait même en cause la santé mentale des signataires. Même la plus célèbre et la plus fiable des professionnels de la communication scientifique, Agnes Wold, a questionné leurs motivations.
Alors que les décès repartaient à la hausse en juin et que le reste de l’Europe (et le Japon) avait repris le contrôle de l’épidémie, seuls les Démocrates (un parti d’extrême droite) osaient critiquer Anders Tegnell et les autorités sanitaires suédoises.
Fin juillet, le nombre de décès quotidiens en Suède est enfin redescendu sous la barre des dix. La réaction n’a pas tant été un soupir de soulagement qu’une autocongratulation collective : la stratégie suédoise était la bonne, on l’encensait d’ailleurs à l’étranger. De fait, il semblait alors que la moindre couverture médiatique internationale complimentant la gestion de crise suédoise méritait d’être relayée, comme l’article élogieux du tabloïd britannique The Sun, largement diffusé par des médias suédois complaisants.
D’où le paradoxe de l’exceptionnalisme suédois, basé sur le folkvett inhérent de la population, alors que le pays a fait l’article de la “stratégie suédoise” comme modèle scientifique dont tous les autres États finiraient par s’inspirer.
Inertie exceptionnaliste
La Suède comme le Japon rencontrent à présent un problème d’inertie exceptionnaliste. D’autres pays ont changé rapidement de tactique, s’adaptant à l’évolution de la pandémie et aux études scientifiques à même de l’expliquer. Alors que la troisième vague menace de submerger le Japon, le gouvernement n’a pas renoncé à sa campagne Go to Travel, ne concédant qu’une suspension du 28 décembre 2020 au 11 janvier 2021.
Pendant ce temps, les bars, restaurants et salles de sport restent ouverts en Suède, alors que le nombre de décès quotidiens continue d’augmenter, même si un récent sondage publié par le journal Dagens Nyheter montre que la cote de popularité de M. Tegnell n’a jamais été aussi basse.
La problématique de la Covid-19 ne se résume bien sûr pas à l’exceptionnalisme national et, pour l’heure, le Japon a bien mieux réussi à contrôler l’épidémie que la Suède et bon nombre d’autres pays.
Toutefois, ces deux exemples suggèrent qu’associer la réussite (et, par extension, l’échec) d’une politique de santé publique à une invocation des spécificités nationales n’est pas sans danger. Il devient alors difficile d’apprendre des autres et le changement de cap, même face à des preuves accablantes, devient plus douloureux, voire impossible.