Abdelmalek Sayad, l’un des sociologues des migrations les plus influents de ces dernières décennies, a défini la condition du migrant comme étant suspendu entre deux mondes parallèles. Sayad nous dit que le migrant est doublement absent, à son lieu d’origine et son lieu d’arrivée.
Il est, en tant qu’émigrant, projeté dans une condition faite de perspectives et, très souvent, d’illusions qui l’éloignent de son lieu d’origine. Mais le migrant est tout aussi absent dans sa condition d’immigré, dans les processus d’adaptation à un contexte nouveau et souvent hostile, source de nombreuses souffrances.
Quelles sont les conséquences de cette double absence et plus largement de cette transition de vie dans la santé mentale des migrants ?
Migrer implique une perte de capital social
Migrer, c’est quitter un univers social pour un autre. Les contacts, les échanges et les relations interpersonnelles qui soutiennent chacun de nous sont perturbés, fragmentés ou même rompus durant cette transition.
“C’est très difficile de quitter son pays parce que ce n’est pas seulement ta terre que tu quittes, mais toute ta vie, ta famille”
Si pour certains, la migration implique un renforcement du capital social (ou économique), dans la plupart des cas, elle mène à une perte de capital social. Dans un entretien mené en 2015, un demandeur d’asile afghan souligne cette rupture sociale et la difficulté de maintenir des liens avec son pays d’origine : “C’est très difficile de quitter son pays parce que ce n’est pas seulement ta terre que tu quittes, mais toute ta vie, ta famille. J’ai des contacts avec ma famille de temps en temps, mais les talibans détruisent souvent les lignes de téléphone, donc c’est difficile de les joindre.”
Pour contrer ou éviter cette perte de capital social, de nombreux réseaux transnationaux et organisations d’immigrants dans les pays d’accueil sont créés et jouent dans la vie des migrants un rôle primordial. À titre d’exemple, la migration italienne d’après-guerre s’est caractérisée par une forte structuration en communautés. Ils ont créé d’importants organisations et réseaux, notamment des organisations politiques et syndicales, des centres catholiques et culturels, dont certains sont encore actifs dans les pays de la diaspora italienne.
L’environnement social et la manière dont les sociétés d’arrivée vont accueillir et inclure les migrants vont être donc des éléments clés dans la résilience de ces populations face aux défis posés par leur trajectoire de vie et par leur parcours migratoire. Les migrants peuvent en effet rencontrer des situations qui mettent en danger leur santé physique et mentale dans leur lieu d’origine, pendant leur transit et à leur destination finale.
Cela est particulièrement vrai pour les migrants forcés qui sont souvent confrontés à des expériences de détention, de violence et d’exploitation susceptibles de provoquer des troubles post-traumatiques, dépressifs et anxieux. C’est le cas des centaines de milliers de réfugiés qui fuient les conflits armés depuis 2015, principalement dans les régions de la Syrie et de l’Afrique subsaharienne.
Ces migrants subissent des violences tout au long de leur parcours, y compris la violence des lois de l’asile dans nos sociétés.
L’environnement social est une des clés de la santé mentale
Dans son document d’orientation “Mental health promotion and mental health care in refugees and migrants”, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indique l’intégration sociale comme l’un des domaines d’intervention les plus importants pour combattre les problèmes de santé mentale dans les populations migrantes.
Pour l’OMS, la lutte contre l’isolement et la promotion de l’intégration sont des facteurs clés, tout comme les interventions visant à faciliter les relations entre les migrants et les services de soins, et à améliorer les pratiques et les traitements cliniques. Cependant, l’appartenance à des réseaux dans un environnement social donné est une condition essentielle pour le bien-être mental de l’individu, mais elle n’est pas suffisante.
Le philosophe allemand Axel Honneth souligne notamment que la confiance en soi, l’estime de soi et la capacité à s’ouvrir à la société trouvent leurs origines dans le concept de reconnaissance. Chaque individu est mû par le besoin que son environnement social et la société, dans laquelle il ou elle vit, valorisent ses identités et lui accordent une place comme sujet de droit.
Les identités des migrants doivent être reconnues par la société
À cet égard, se construire de nouvelles identités sociales et maintenir une continuité identitaire entre l’avant et l’après-migration permet aux migrants de diminuer les risques de détresse psychologique.
Être discriminé, exclu ou ostracisé du fait de ses appartenances et son identité affecte profondément la santé mentale. En réaction à ce sentiment d’exclusion ou de discrimination, maintenir une estime de soi positive et un équilibre psychosocial passe souvent par la prise de distance par rapport à la société discriminante et le repli vers d’autres groupes plus soutenants.
La reconnaissance juridique, un élément central
Or ce principe de reconnaissance s’articule tant au niveau de la sphère sociale qu’au niveau juridique. Dans les sociétés d’accueil, les migrants doivent être reconnus comme porteurs de droits civils, sociaux et politiques. Au-delà des enjeux pragmatiques liés à l’accès à des services, à une protection ou au marché de l’emploi, l’obtention de droits et d’un statut juridique permet de retrouver une forme de contrôle sur la poursuite de sa vie.
Être dans l’attente d’une décision sur son statut ou être dénié de droits plonge l’individu dans l’insécurité et dans une situation où toute projection est rendue compliquée
Certaines catégories de migrants vivants, soit en procédure pour faire reconnaître leurs droits, comme les demandeurs d’asile, soit en situation irrégulière, comme les “sans-papiers”, doivent souvent faire face à des situations psychologiquement compliquées.
À cet égard, les sans-papiers sont presque totalement exclus, privés de leurs droits fondamentaux et criminalisés par la justice. Les demandeurs d’asile sont quant à eux souvent pris dans la bureaucratie du système d’accueil durant des périodes déraisonnablement longues, vivant dans des conditions psychologiques difficiles et parfois dans un profond isolement social. Cela est bien exprimé par un jeune migrant kenyan que nous avions interviewé en 2018 dans une structure d’accueil belge : “Je suis arrivé quand ils ont ouvert le centre d’accueil, et je suis toujours là ! Cela fait presque trois ans maintenant ! Ma première demande a été rejetée et maintenant, si c’est un ‘non’, je vais devoir quitter le territoire. (…) Tous ces jours, les mois d’attente, pour quoi faire ? Pour ne rien avoir ? Pour devenir un sans-papiers ? Je vais devenir fou, je préfère me tuer.”
Être dans l’attente d’une décision sur son statut ou être dénié de droits plonge l’individu dans l’insécurité et dans une situation où toute projection est rendue compliquée, voire impossible.
Nous avons souligné ailleurs que la lourdeur des procédures et le sentiment de déshumanisation dans l’examen des demandes d’asile causent d’importantes frustrations chez les migrants, et peuvent avoir un impact sur leur bien-être et leur santé mentale.
La migration est un moment de nombreuses ruptures sociales et identitaires face auxquelles les individus vont (ré)agir et mobiliser les ressources disponibles dans leur environnement. Donner, alimenter et construire ces ressources autour et avec les migrants les plus vulnérables constitue dès lors un enjeu de santé publique.