Depuis la mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai et la vague de manifestations contre le racisme, des statues représentant des figures coloniales ou esclavagistes se sont retrouvées livrées au tribunal de l’espace public, particulièrement en Europe et aux États-Unis. Vestiges d’un passé qui ne passe pas, elles sont abîmées, détruites, déplacées ou pour le moins questionnées.
Un effet domino qui a effleuré le Maroc dès la mi-juin, à travers une pétition pour le “démantèlement immédiat” de la statue d’Hubert Lyautey, surplombant les jardins du consulat français à Casablanca. Si la revendication n’a pas fait grand bruit, recueillant moins de 500 signatures, un fait attire l’attention : cette statue semble être la seule relativement visible au Maroc.
Dans l’espace public, seules des sculptures animalières, comme le lion d’Ifrane, le cheval de Settat ou encore le dromadaire de Guelmim semblent avoir droit de cité. Pourquoi pas des figures historiques ? La question a longtemps intrigué Bensalem Himmich.
L’ancien ministre de la Culture (de juillet 2009 à janvier 2012) a fini par lancer un appel en 2013, sous la forme d’un livret intitulé Des statues pour nos villes, afin de promouvoir “l’érection de statues sur nos avenues, nos places et jardins publics”. Un projet monumental pour lequel le philosophe n’a jamais cessé de plaider.
Statua non grata ?
“J’ai eu la chance de visiter la plupart des grandes villes du monde musulman, et quand il n’y a pas de bustes dans l’espace public, il y a des statues”
Bensalem Himmich regrette l’absence de personnages illustres dans l’espace public à des fins esthétiques et commémoratives. “À Paris, sur le chemin de l’université, je passais tous les jours devant les statues de Montaigne, Hugo, Zola”, se souvient celui qui a étudié la philosophie à la Sorbonne. “En revenant au Maroc, ce vide m’a marqué, d’autant plus qu’il ne semblait pas y avoir d’interdiction religieuse expresse”, relève-t-il. “J’ai eu la chance de visiter la plupart des grandes villes du monde musulman, et quand il n’y a pas de bustes dans l’espace public, il y a des statues.”
Les exemples ne manquent pas : l’Émir Abdelkader sur son cheval à Alger, Ibn Khaldoun à Tunis, Oum Kalthoum, Najib Mahfoud et Ahmed Chawki en Égypte… “Personne ne viendra dire que c’est de l’idolâtrie, et peu de pays musulmans font exception”, souligne le philosophe. Il concède : “Au Maroc, nous avons bien quelques statues ou bustes, mais cachés dans des halls d’hôtels ou chez des particuliers. Pourquoi ne feraient-ils pas partie du grand paysage ?”
“La statue est un marqueur d’espace, un repère qui peut participer à l’esthétique d’une place et raconter une histoire”
L’architecte et sculpteur Aziz Lazrak déplore lui aussi cette absence : “La statue est un marqueur d’espace, un repère qui peut participer à l’esthétique d’une place et raconter une histoire.” Au-delà des statues, il espère voir davantage de sculptures dans l’espace urbain, d’autant plus que “cela permettrait à beaucoup de jeunes de se découvrir une vocation”. Lui a essayé, à plusieurs reprises, d’intégrer des œuvres dans des projets d’architecture urbaine. En vain. “Mes sculptures ont été exposées, mais jamais dans l’espace public.”
“Pour un grand projet à Casablanca, une des mes sculptures avait été intégrée à la maquette, mais elle a fini par disparaître du dossier”, poursuit-il. Pourtant, l’architecte nous l’assure, “les autorités ne l’interdisent pas, elles encouragent même l’installation de statues et sculptures”.
“N’est-il pas désolant qu’il faille être à Cordoue ou à Tunis pour admirer la statue d’Ibn Rochd et celle d’Ibn Khaldoun ?”
Pour lui, le blocage est ailleurs : “On n’a pas du tout cette tradition” et “les gens ne voient pas l’intérêt des sculptures et de l’art dans l’espace public, ça leur paraît inutile”. “N’est-il pas désolant qu’il faille être à Cordoue ou à Tunis pour admirer la statue d’Ibn Rochd et celle d’Ibn Khaldoun, alors que ces deux grandes figures du génie andalou-marocain sont nées au savoir philosophique et historique, le premier à Marrakech et le second à Fès ?”, reprend Bensalem Himmich.
Et de critiquer, dans son livret-manifeste, “ces amas de pierres et ces fontaines à jets d’eau lassants et périssant d’ennui” censés égayer les balades urbaines au Maroc.
Casting mémoriel
À la place, le philosophe se prend à rêver de “Marocains et Marocaines illustres” sculptés dans la pierre, mais se garde bien de nous livrer son panthéon. “Ce n’est pas de mon ressort à moi seul, une commission ad hoc pluridisciplinaire et tournante dont je serai membre pourra statuer”, tranche-t-il.
Mais à se fier aux personnages historiques revenant souvent dans ses écrits et discours, le Top 10 statuaire de Bensalem Himmich pourrait être composé d’Ibn Khaldoun (né à Tunis, XIVe siècle) dont il raconte la vie romanesque dans Le savantissime (Al Allama), de résistants comme Mohammed Zerktouni, Allal Ben Abdallah et Sayyida Al Hurra, ou de figures de l’histoire marocaine : Mehdi Ben Barka, Allal El Fassi, Abdelkrim El Khattabi, Mohamed Mokhtar Soussi, Hassan El Youssi, ou encore Abderrahmane Youssoufi, récemment disparu.
Un critère reste primordial pour l’ancien ministre : les statues devraient rendre hommage à “des Marocains qui ont donné leur vie pour le pays et contribué à consolider son indépendance et sa souveraineté”. Une sélection “au cas par cas”, nécessitant “l’unanimité de la commission, dont les membres devront être reconnus pour leur sens civique et leur attachement à la moralité publique, en plus d’être fins connaisseurs de la culture et de l’histoire du pays”, insiste-t-il, précisant que le comité devra être paritaire, avec autant d’hommes que de femmes pour “faire les bons choix”.
Bensalem Himmich se refuse d’ailleurs d’associer les déboulonnages de statues dans le monde à un contexte historique spécifique. “La traite négrière a de tout temps été un crime contre l’humanité. Certaines statues n’auraient simplement jamais dû être érigées, estime-t-il. En revanche, des hommes et des femmes de valeur sont en droit d’être immortalisés dans la pierre. À charge pour la commission de mettre en œuvre des paramètres et critères rigoureux de choix et de sélection.”
Statu quo religieux
Reste que la représentation humaine relève du tabou. On se souvient de la sculpture en bronze de l’artiste tunisien Sahbi Chtioui, représentant “un jeune homme qui joue avec une roue, rien de bien méchant”, et qui, à peine installée sur la place Mohammed V à Casablanca en juin 2017, avait été retrouvée décapitée. “Cet épisode était très violent. Depuis, je n’expose plus dans l’espace public au Maroc”, nous confie le sculpteur, qui évoque “une expérience traumatisante”, d’autant plus que la pièce faisait partie de sa collection personnelle, mise à disposition gratuitement. “Le coût moral et financier a été énorme pour moi, mais le vrai perdant, c’est le public”, résume Sahbi Chtioui.
“Il y a une terrible et fausse confusion, qui n’a pas lieu d’être, entre l’idolâtrie et les statues. Qui irait, à notre époque, faire des prières ou des offrandes au pied d’une statue d’Ibn Rochd ?”
Pour Aziz Lazrak, “sur le plan religieux, le sculpteur reste mal vu”. Les artistes doivent alors “contourner le problème en faisant des sculptures abstraites, des arabesques…” L’architecte et sculpteur estime qu’il serait temps de “passer outre”, soulignant une incohérence : “On fait bien des pièces de monnaie avec des représentations…”
“Il y a une terrible et fausse confusion, qui n’a pas lieu d’être, entre l’idolâtrie et les statues, analyse Bensalem Himmich. Du temps préislamique polythéiste, des dieux étaient représentés en statue, mais il n’en est plus question ! Qui irait, à notre époque, faire des prières ou des offrandes au pied d’une statue d’Ibn Rochd ? Inconcevable.” D’autant que son appel à ériger des statues n’est pas pour la glorification de personnages historiques, mais pour la reconnaissance de leurs parcours exemplaires.
“Ce n’est pas non plus une démarche pour narguer ou provoquer les religieux. D’ailleurs, j’en ai parlé à certains et ils n’y voient aucun inconvénient juridique ou autre”, poursuit-il. C’est que Bensalem Himmich n’est pas à court d’arguments. Dans une lettre ouverte aux jurisconsultes marocains, le philosophe ne se contente pas d’énumérer les statues qui ornent les places et jardins de plusieurs pays musulmans, il construit son raisonnement sur la licéité de la représentation en islam. “L’ancien cheikh Muhammad Sayyid Tantawy de la mosquée Al Azhar en Égypte m’avait dit que les statues n’étaient en contradiction avec l’Islam que s’il y avait imploration des idoles en pierre qui ne sont pas Dieu”, peut-on lire dans son livret-manifeste.
L’argument d’autorité fait mouche. “À ce jour, je n’ai toujours pas trouvé d’avis en contradiction avec celui des institutions religieuses égyptiennes”, conclut Bensalem Himmich. Pour autant, son appel semble laisser les décideurs de marbre. “Je ne lâche pas prise, je suis un têtu positif et un battant, sourit l’ancien ministre. Mais je ne peux pas, comme Don Quichotte, faire cavalier seul. Il me faut des collaborateurs et des soutiens pour, enfin, esthétiser nos espaces urbains.”