En Russie, mon père, Taoufik, se faisait envoyer par sa mère des blue-jeans et des cassettes de films venus des États-Unis. Il les revendait aux Russes et pouvait se faire un complément de bourse conséquent, pour vivre mieux quelques mois”, raconte Aniss. Aniss Jdidi est un jeune homme énergique, à qui la vie a donné un physique d’étranger dans son pays natal : on l’appelle Russi, Ruska, ou encore le blond, et lui-même est le produit de cette tranche d’histoire, méconnue des Marocains.
Au volant, lunettes de soleil sur le nez, slalomant à toute allure sur l’autoroute Casablanca-Rabat, il raconte l’histoire de son père, Taoufik, ou “Tao”, parti étudier en URSS dans les années 1980, où il rencontre sa future épouse ukrainienne, étudiante en littérature. Aniss a grandi à Rabat où il a toujours vu son père fréquenter son cercle d’amis marocains de Russie, répartis entre les locaux de l’AMLUIS (l’Association des Marocains lauréats des universités et instituts soviétiques) et le club de pétanque de Rabat où la bande venait refaire le monde, sinon le Maroc, soudée par l’expérience soviétique. Aujourd’hui décédé, le nom du père d’Aniss, Taoufik Jdidi, ouvre toutes les portes chez les Marocains qui partagent cette histoire.
Archive : article publié en octobre 2018
Et notamment celle de l’AMLUIS. Le local de cette association, créée en 1976, est quelque peu vieillot et sombre. Une grande table de réunion ovale est à moitié vautrée entre un tréteau et une chaise, des trophées, des portraits d’anciens présidents de l’association, souvent moustachus, et des diplômes soviétiques sont disposés sur les étagères d’une grande bibliothèque recelant des dizaines d’ouvrages en russe, en plein cœur du quartier Agdal à Rabat. Dans une salle annexe, plus lumineuse, plusieurs membres se sont prêtés au jeu du témoignage.
Soviets, par défaut
“Kiev, Moscou, Leningrad, Volgograd, Rostov, Belgorod, Kharkov, Odessa, Almata, Astrakhan…”, égrène le président de l’association, Mohamed Faquiri, dessinant une géographie du passé, celle des Marocains installés en URSS pour suivre leur cursus universitaire. Mais pourquoi donc ces Marocains partaient si loin ? La sociologue Grazia Scarfò Ghalleb a coordonné avec Kamel Mellakh et Monique de Saint-Martin un ouvrage sur le sujet, Etudier à l’Est (éd. Karthala, 2015), où elle a interrogé de nombreux ex-étudiants.
Pour expliquer ce mouvement, elle avance tout d’abord que “le Maroc, dès l’obtention de son indépendance en 1956, devait reconstituer son capital en ressources humaines et, en particulier, il avait un fort besoin de compétences techniques. Pour cela, il encouragea la formation de ses étudiants à l’étranger en attendant d’ouvrir ses propres écoles. Le départ de jeunes Marocains vers l’URSS s’inscrit dans ce contexte”.
L’URSS offrait des bourses et assurait une prise en charge globale
Quant au choix de l’URSS, c’était avant tout “des études pour les Marocains qui n’avaient pas les moyens de poursuivre leur cursus en France”, résume rapidement Abderrahmane Benslimane, ingénieur à la retraite, formé à Odessa, en Ukraine, après une année à l’IUT de Cachan. Les bourses étaient à l’origine délivrées par les syndicats pour le premier noyau d’étudiants, à la fin des années 1950. Par la suite, au gré d’accords bilatéraux entre les deux gouvernements, est né tout un système de bourses, porté par l’Association d’amitié maroco-soviétique et le ministère marocain de la Formation des cadres.
Contrairement à une idée reçue, les étudiants qui partaient là-bas n’étaient pas tous des communistes de cœur, au contraire. Si certains ont épousé la cause, la majorité étaient surtout attirés par les bourses soviétiques qui permettaient d’avoir accès à des formations sérieuses sans s’endetter. La sociologue Grazia Scarfò Ghalleb explique que ce choix était avant tout pragmatique pour beaucoup d’étudiants non politisés : “Derrière les parcours des étudiants, se trouvent des familles prêtes à faire le maximum pour que le projet éducatif de leur enfant réussisse. On fait le maximum en fonction de ses propres moyens et la majorité des ingénieurs formés en Union soviétique sont issus de familles plutôt modestes. Les jeunes, quant à eux, voulaient étudier coûte que coûte. Et pas forcément en URSS. Presque tous mes interviewés avaient d’abord essayé d’avoir des inscriptions en France, en Belgique, en Tunisie, au Maroc. N’ayant pas réussi, l’URSS, qui offrait des bourses et assurait une prise en charge globale, devenait alors pour ces jeunes gens et leurs familles une destination idéale.” De fait, la plupart des étudiants s’orientaient vers des formations techniques, moins idéologisées que les formations en sciences sociales.
“Comme chez nous”
Fatima Laabdi, fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, raconte son expérience à l’Université de Kiev : “Arrivée à l’aéroport de Moscou en 1989, la première des choses dont je me souviens c’était l’infrastructure, les bâtiments, les rues, tout était grandiose. J’ai pensé : ‘Ah c’est pour ça qu’on dit que c’est un grand pays !’ Et sur le campus, l’atmosphère était très familiale. On se sentait comme chez nous. Tout le monde fréquentait tout le monde. Il y avait beaucoup d’autres étrangers ; de tout, des Africains, des Latino-américains, près de 120 nationalités étaient présentes. Plus de la moitié du globe. J’ai parfois encore la nostalgie de tout ça. J’ai vraiment beaucoup aimé ce pays et ces gens. D’ailleurs, j’ai toujours des amis là-bas.”
Leurs récits de voyage sont faits de train de nuit, de samovar chaud et de vodka partagée dans les compartiments
Attika Rhalib, de plusieurs années son aînée, est l’une des premières femmes parties étudier en URSS, en 1969. Avec un ton ferme de professeur de langue russe à la retraite, elle fait part de son admiration pour le modèle soviétique d’éducation : “Si c’était à refaire, j’effectuerais mes études en URSS. Parce que la relation professeur-étudiant y est inoubliable, humaine et attentionnée. Même dans un cours magistral, les professeurs connaissaient le nom de chacun des élèves. Et la langue n’a jamais été une barrière puisque le russe était enseigné de façon intensive les six premiers mois et la présence aux cours était obligatoire. Les professeurs étaient présents une demi-journée par semaine rien que pour donner des conseils et recevoir leurs étudiants.”
L’autre centre du monde
La vie quotidienne des étudiants est loin de correspondre au cliché de sobriété auquel on pourrait s’attendre, selon les intéressés : “On mangeait très bien en URSS. Les supermarchés étaient certes vides, mais les congélateurs des familles pleins. Nous les étudiants marocains on faisait des marmites, des tajines, avec des épices qu’on ramenait du pays. Ensuite, on invitait tout le monde. La vie culturelle n’était pas en reste, on avait accès sur le campus à des projections, on pouvait faire de la danse, du théâtre”, explique Attika Rhalib, encore sous le charme de cette ambiance cosmopolite et conviviale : “J’avais des contacts avec toutes les nationalités, des Arabes, des Mexicains, des Asiatiques. J’avais notamment deux amies japonaises avec qui on discutait en russe.”
Le président de l’Association, Mohamed Faquiri, ajoute : “Il y avait quelques clubs sur le campus. Le club égyptien proposait des projections de films et du thé. Le club irakien, des dîners arabes, des cigarettes américaines et des boissons alcoolisées.”
En bras de chemise, Hassan El Mardi, aujourd’hui syndicaliste aux allures de vieux renard des institutions, retrouve des airs d’adolescent quand il raconte ses années d’études à Astrakhan, ville balnéaire posée entre la tumultueuse Volga et la mer Caspienne. La vingtaine à peine entamée, il était devenu un habitué du bazar de la ville, connaissant dans les moindres détails les différents poissons de la région et leurs modes de préparation.
Celui qui mangeait “du caviar à la petite cuillère” est parti en URSS pour faire des études de pêche et devenir capitaine de bord, mais a changé de cap pour se positionner dans le domaine de l’électromécanique. Il fera toutefois des stages en tant qu’électromécanicien embarqué sur des bateaux de pêche, qui l’emmèneront de Riga, en mer Baltique, aux côtes mauritaniennes en Atlantique.
Le point commun de tous ces Marocains partis à l’Est, ce sont en effet les voyages dans le pays-continent et les retours épiques au Maroc pour les vacances d’été : des récits faits de train filant dans la nuit, de samovar chaud et de vodka partagée dans les compartiments.
Hassan El Mardi se souvient d’un de ces périples en train interminables, à travers le rideau de fer, pour rentrer au Maroc : “Arrivés à la frontière polonaise, il fallait attendre qu’on change les wagons, car les rails n’étaient pas aux mêmes standards qu’en Russie. Le Marocain changeait ensuite à Paris Nord, direction Hendaye, puis l’Espagne, le bateau, et enfin seulement Rabat-Agdal. A l’époque, pas de visa, sinon en Allemagne”.
Mohamed Faquiri, le président, fier de ses exploits, raconte comment il a fait ses stages au milieu de la taïga ou en Kamtchatka, la péninsule volcanique à l’extrême est de la Russie, des territoires auxquels on n’accède que par bateau ou hélicoptère.
Un retour difficile
Leur diplôme en poche, les ingénieurs, pharmaciens, cinéastes marocains ont retrouvé leur terre natale, parfois en compagnie de leur épouse, russe ou ukrainienne, comme dans le cas de la famille Jdidi.
Séduits par la “richesse de l’âme russe” selon leurs mots, certains lauréats de l’Association ont peiné, au début, à retrouver leurs repères au Maroc. Au point d’avoir le “mal du pays” : “Depuis qu’on est rentrés au Maroc, on ne peut s’empêcher de faire constamment un parallèle avec ce qu’on a vécu en URSS, car c’est ancré dans nos personnes. Et des fois on se trouve mieux là-bas qu’ici”, témoigne Attika Rhalib.
Certains, forts de leurs diplômes et de leurs compétences, effectuent de belles carrières, occupant parfois des postes très importants. Pourtant, chez beaucoup d’entre eux pointe une amertume. En cause, le manque de reconnaissance, à commencer par leurs diplômes, face à d’autres élites, plus “classiques”, formées en France dans les filières des grandes écoles. “Eux gouvernent, nous, nous travaillons”, insiste ainsi Mohamed Faquiri, le président de l’Association.
Hassan El Mardi, le trésorier, n’en pense pas moins : “Nous avons une solide formation que le Maroc n’a pas su utiliser.” Même son de cloche du côté de la sociologue Grazzia Scarfò Ghalleb : “Chez tous les ingénieurs diplômés en URSS que j’ai rencontrés, la filière soviétique en ingénierie a bien déclenché un processus de mobilité sociale : ils ont réussi comme entrepreneurs, comme experts, comme cadres dans le public et le privé. Cependant, elle ne les a pas pour autant propulsés dans des postes de pouvoir.”
Malgré la chute de l’URSS en 1991, ce phénomène se poursuit
Aujourd’hui, malgré la chute de l’URSS en 1991, ce phénomène des étudiants marocains qui vont poursuivre leur cursus à l’Est n’a pas disparu. Au contraire, leur nombre aurait plus que doublé, selon le sociologue Kamel Mellakh. Il estime ainsi que, chaque année, pas moins de 5000 jeunes Marocains se rendent en Ukraine pour leurs études.
Certains sont les enfants de la première génération. “Après l’obtention de son baccalauréat cette année, mon fils aîné a choisi de s’installer à Kiev pour y faire ses études”, nous confie Fatima Laabdi. Exactement comme dans le passé, mais en l’absence d’un système de bourse institutionnalisé, les études en Ukraine représentent toujours une belle opportunité de suivre une formation de qualité à moindre coût — malgré la présence depuis quelque temps d’intermédiaires peu scrupuleux.
Une option si attrayante que, récemment, lors du Mondial de Russie, deux supporteurs marocains venus assister au match Maroc-Espagne à Kaliningrad ont décidé de rester et d’entamer des études sur place. A croire que la ruée vers l’Est n’est pas finie.
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