La propagation de la maladie en Afrique de l’Ouest est beaucoup plus lente que dans la plupart des autres régions, et le nombre de décès y est aussi nettement plus réduit. Cependant, avec la récente exacerbation de la propagation de l’épidémie, un certain nombre de voix se font entendre pour réclamer un durcissement des restrictions imposées aux déplacements des habitants, voire un confinement total des pays. Si l’on peut concéder que cette augmentation fulgurante peut être expliquée par le non-respect des règles édictées, l’idée qu’un confinement favoriserait plus de discipline reste douteuse.
Au contraire, les recherches sur le niveau de développement institutionnel de nos États et sur l’économie souterraine tendent plutôt à inférer qu’un confinement pourrait se traduire par une explosion des activités souterraines, incontrôlées, et de nature à davantage favoriser les contaminations communautaires.
Cas communautaires ou cas socio-économiques ?
Il est fort à craindre que les transmissions communautaires se multiplient si les restrictions actuelles sur les affaires, notamment informelles, se durcissent. La littérature économique présente, en effet, de nombreux exemples qui montrent de façon très nette que la répression policière n’a presque jamais réussi à stopper les activités frauduleuses lorsqu’elles font face à de fortes incitations.
Il est fort à craindre que les transmissions communautaires se multiplient si les restrictions actuelles sur les affaires, notamment informelles, se durcissent
Or le confinement rend très lucratives certaines activités clandestines comme le transport frauduleux de personnes et des marchandises observé actuellement au Sénégal, le montre. En effet, de nombreuses personnes empruntent des chemins détournés ou des motos Jakarta clandestines pour contourner les restrictions sur les déplacements interurbains. En attestent aussi les comptes rendus parus dans la presse sur la situation dans les marchés à ciel ouvert, mais aussi dans les cérémonies familiales, comme les baptêmes, mariages ou autres cérémonies religieuses. Les cas documentés de regroupements de personnes au-delà de ce qui est raisonnable en cette période si anxiogène sont légion.
L’existence même du secteur informel est la manifestation palpable de la faible capacité de l’État à mettre en application ses propres règles. Par définition, l’informel regroupe les activités en marge des règles gouvernant les affaires dans nos pays, et sur lesquelles l’État a très peu de visibilité et encore moins un quelconque contrôle. Que ce soit au niveau interne ou au niveau du commerce transfrontalier, le durcissement des règles gouvernant les affaires s’est toujours traduit par une augmentation significative des activités informelles.
La proportion des individus qui sont soit au chômage soit dans des emplois vulnérables dépasse les 80 % dans la plupart des pays de la région
L’importance de la contrebande en Afrique l’illustre amplement. Des États-entrepôts comme le Bénin ou la Gambie voient le volume de leur commerce informel avec leurs voisins (Sénégal et Nigéria), augmenter significativement chaque fois que ces derniers durcissent les restrictions commerciales sur certains produits pour les protéger. À titre d’exemple, les restrictions imposées par le Nigéria sur les exportations de produits pétroliers qu’il subventionne ont donné lieu à une économie parallèle autour du commerce de ces produits, qui emploie autant de personnes au Bénin que la fonction publique béninoise.
Encourager progressivement certaines activités informelles sous stricte surveillance
Étant donné la difficulté d’interdire les activités informelles sur l’étendue du territoire national, du fait de leur caractère tentaculaire, il semble plus judicieux d’encourager une reprise progressive de certaines activités. Des campagnes bien ciblées pour une stricte observance des gestes barrières devraient accompagner cette reprise.
Vouloir confiner ces acteurs équivaudrait à les laisser mourir à petit feu
Contrairement aux pays développés, le phénomène de l’informel est très présent en Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest. Le tableau ci-dessous montre que le secteur formel public comme privé n’emploie que très peu de personnes, laissant la vaste majorité des travailleurs africains dans l’informel. Or, ce phénomène se nourrit de la relative faiblesse de l’État et de la coexistence entre des institutions formelles héritées de la colonisation et celles tirées des us et coutumes africains.
De surcroît, la majorité des Africains vivent au jour le jour et se retrouvent donc dans une situation de grande vulnérabilité. Le tableau suivant montre que la proportion des individus qui sont soit au chômage soit dans des emplois vulnérables dépasse les 80 % dans la plupart des pays de la région.
De plus, le graphique ci-dessous montre que l’auto-emploi est une caractéristique dominante de l’informel, dans nos pays. Il s’agit d’individus qui sont à leur propre compte et sont souvent dans une situation de notable précarité. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que les cadres supérieurs du privé formel gagnent jusqu’à 26 fois plus que les aides familiaux informels. Lorsqu’on considère les aides familiaux de sexe féminin, le rapport passe de 1 à 33.
Vouloir confiner ces acteurs équivaudrait alors à les laisser mourir à petit feu. Et l’expérience prouve qu’ils ne se laissent jamais faire. Par ailleurs, ils contrôlent la quasi-totalité des chaînes de production et de distribution alimentaire. Les protéger reviendrait à préserver des moyens de subsistance, mais en même temps éviter une rupture de ces chaînes qui favoriserait la hausse des prix.
Quelques solutions pour bien encadrer les activités économiques
Le maître-mot est ici l’efficacité de l’encadrement gouvernemental, qui se ferait en usant de la carotte et du bâton. Les acteurs de l’informel — les individus et les entreprises — qui respectent les gestes barrières seraient soutenus par un financement préférentiel et auraient accès aux marchés et à d’autres avantages. Mais cela suppose aussi que la force publique soit plus présente pour superviser et encadrer ces activités de façon très stricte.
La crise actuelle offre à l’État une occasion unique d’obtenir plus de prise sur ces activités pour mieux les inciter à se moderniser et se consolider
Par exemple, les dispositions prises concernant le transport intra-urbain au Sénégal consistant à autoriser certains transports publics à opérer en respectant certains gestes barrières, comme le port des masques et la limitation du nombre de passagers autorisés, sont pertinentes et pourraient être renforcées et répliquées dans d’autres secteurs. Le seul bémol est que l’appui de l’État devrait être davantage ressenti par les acteurs qui respectent les règles, pour combler ne serait-ce que partiellement le manque à gagner subi.
De même, les activités de production alimentaire comme l’agriculture, le maraîchage, la pêche et la transformation des produits alimentaires pourraient être davantage encouragées et soutenues. Au niveau des marchés à ciel ouvert, les mesures actuellement appliquées dans beaucoup de pays, consistant à les fermer plus tôt pour les désinfecter et les remettre à la disposition des commerçants et clients, sont salutaires. On pourrait en augmenter l’efficacité en renforçant le contrôle, les sanctions le cas échéant et l’accompagnement.
La réouverture des activités économiques est d’autant plus souhaitable que les fonds de solidarité mis en place par les États pour soutenir les ménages pauvres ne suffiront pas pour nourrir tous les ménages pauvres de nos pays, surtout si la pandémie devait encore durer. En autorisant le développement de certaines activités informelles, l’État permettrait en même temps aux acteurs concernés de pouvoir subvenir au moins partiellement à leurs besoins et de réduire leur dépendance envers l’assistance publique. De plus, ces activités généreront des impôts et taxes indirects qui amélioreront le recouvrement fiscal. En effet, si le secteur informel paie très peu d’impôts directs, il contribue fortement à l’impôt indirect, qui constitue la part la plus importante des recettes fiscales.
En général, l’informel en Afrique fait face à de nombreuses contraintes, notamment le manque de formation, le manque de clientèle fidèle, des infrastructures inadéquates de télécommunication et de transport et, bien sûr, de financement adapté et de filets de sécurité sociale. La crise actuelle offre à l’État une occasion unique d’obtenir plus de prise sur ces activités pour mieux les inciter à se moderniser et se consolider. Ce qui permettrait, à court terme, de limiter la propagation de la maladie, et à moyen terme d’enclencher la transformation structurelle de nos économies.