La pandémie asphyxie les secteurs culturels

Le confinement dû à l’évolution effrayante du coronavirus jette un froid glacial sur le secteur culturel. De la musique au cinéma en passant le spectacle vivant, les professionnels sont tous affolés et inquiets, car obligés de mettre à l’arrêt leurs activités… au risque de mettre la clé sous la porte.

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Image d'illustration. © Yassine Toumi Crédit: Yassine Toumi/TelQuel

Depuis plus d’une semaine, le Maroc vit au rythme anxiogène de la pandémie du coronavirus, qui a déjà fait 61 contaminés, dont deux morts et deux guéris. Avec l’interdiction jusqu’à nouvel ordre de tous les rassemblements publics auxquels prennent part plus de 50 personnes, puis la fermeture de tous les lieux non indispensables, le secteur de la culture est touché de plein fouet par ces mesures préventives, mises en place pour endiguer le redoutable virus.

Fini les sorties cinéma (même pour aller voir des navets), les spectacles d’art vivant, les visites muséales, les vernissages (mondains), les talks de centres d’art, les concerts de vos artistes préférés (du Billboard Hot 100 à ceux moins mainstream), l’heure est au confinement.

Si de facto, les événements du mois de mars ont été annulés ou reportés, comme le Festival international Théâtre et Cultures, le Beat Hotel Marrakech ou encore le Festival international du Cinéma d’Animation de Meknès, d’autres grandes manifestations, qui devaient avoir lieu dans les prochains mois, ont tout bonnement décidé d’annuler leurs éditions 2020.

Il y a eu d’abord l’association Maroc Cultures, qui a annoncé le 15 mars l’annulation de la 19e édition du festival Mawazine Rythmes du Monde qui devait avoir lieu du 19 au 27 juin à Rabat. Le festival Timitar a emboîté le pas à la plus grande machine d’entertainment du royaume en annonçant l’annulation de la manifestation qui devait avoir lieu du 3 au 6 juillet à Agadir. À son tour, la Fondation Esprit de Fès a annoncé l’annulation de la 26e édition du festival de Fès des Musiques sacrées du Monde qui devait se tenir du 12 au 20 juin.

Lors d’une édition du festival Fès des Musiques Sacrées. © Zoubir AliCrédit: Zoubir Ali

Au vu de la conjoncture, un festival ne peut pas se permettre d’attendre le mois d’avril ou de mai pour confirmer son report ou son annulation, c’est très délicat, tranche sur un ton grave Brahim El Mazned, directeur artistique de Timitar. Pour mettre sur pied une édition dans de bonnes conditions, plusieurs paramètres, impossibles à réunir aujourd’hui, sont à prendre en compte. Il y a le booking des artistes, les partenaires qui ont d’autres priorités, ou encore les sponsors et mécènes qui n’ont aucune visibilité par rapport à l’avenir. De plus, l’ensemble des secteurs névralgiques du pays sont touchés. Il était normal pour nous de prendre la décision douloureuse, mais sage, d’annuler le festival”.

Les artistes, techniciens et prestataires en première ligne

Pour notre interlocuteur, si cette annulation ne va pas mettre en péril l’existence du festival, remonter la pente sera très difficile et pour tout le monde. “Les festivals revêtent une dimension saisonnière, l’impact sera énorme pour toute une communauté d’artistes, techniciens et prestataires en tout genre, qui travaillent de manière saisonnière. Pour Timitar, ce sont des milliers de personnes, tous secteurs confondus, qui vont être souffrir de cette annulation. Rien que pour les artistes et musiciens, il faut compter 400 à 500 cachets qui ne vont pas être encaissés. D’autant plus que ce n’est pas le seul festival annulé”, nous explique Brahim El Mazned.

“Je pense qu’au-delà de la structure du festival, c’est tout un écosystème qui va être impacté par cette pandémie”

Abderrafi Zouiten, festival de Fès

Autre festival annulé, autre dialectique. Le patron du festival de Fès Abderrafi Zouiten évite consciencieusement de parler des retombées de l’annulation de l’événement, préférant “louer les efforts des autorités pour lutter contre la pandémie”. Il nous dit : “Je pense qu’au-delà de la structure du festival, c’est tout un écosystème qui va être impacté par cette pandémie. On va passer par des moments difficiles, mais il est impératif de rester positifs, je suis convaincu que nous allons nous relever comme à chaque crise.

Parade d’ouverture du 22e édition du festival Gnawa d’Essaouira, en 2019. © Yassine ToumiCrédit: Yassine Toumi/TelQuel

D’autres festivals préfèrent pour le moment n’annoncer ni report ni annulation, mais craignent le pire. C’est le cas du festival Gnaoua Musiques du Monde d’Essaouira, prévu du 25 au 28 juin. “Nous envisageons le report. L’annulation est impensable pour le moment, ses conséquences économiques seraient considérables. Nous sommes une structure privée qui produit l’un des festivals les plus importants du pays. Cela fait neuf mois qu’une équipe d’une dizaine de personnes est mobilisée pour rendre possible l’édition 2020. Et nous avons engagé des frais importants”, se désole Neila Tazi, productrice du festival Gnaoua.

Pour chaque dirham investi, le festival en génère 17 pour l’économie de la ville

Source : étude Valyans (2014)

Elle ajoute : “C’est un festival qui occupe une place essentielle dans la vie économique et touristique d’Essaouira, la décision et la date de report va se faire en concertation avec les autorités locales et nos partenaires locaux comme le conseil provincial du tourisme, mais également avec nos principaux partenaires nationaux. Nous annoncerons notre décision finale quand nous aurons une visibilité sur la situation globale. L’heure est aujourd’hui à la mobilisation et à la solidarité face à une crise d’ampleur inédite.”

Une manifestation comme le festival Gnaoua, c’est 250 personnes mobilisées (technique, production, communication, etc.), des centaines d’artistes et musiciens qui s’y produisent à chaque édition. Selon une étude réalisée en 2014 par le cabinet de conseil Valyans, pour chaque dirham investi, le festival en génère 17 pour l’économie de la ville. Et à titre d’exemple, en 16 ans, la capacité litière à Essaouira a été multipliée par 4,7 et le nombre de nuitées par 3,3… des chiffres qu’il faudra revoir à la baisse à cause de la pandémie.

Le 7e art capitule face à la pandémie

Du côté des exploitants de cinéma, la situation est tout aussi morose. Après avoir baissé les rideaux de son multiplexe r’bati, Pierre-François Bernet, président du Ciné Atlas Holding voit rouge. “Comme le secteur du tourisme, on est touché de plein fouet par la pandémie et dans l’immédiat. Je me retrouve aujourd’hui avec des charges, mais sans recettes! Depuis samedi (14 mars), on est passés au télétravail. Par contre, le personnel de ménage composé de huit personnes vient en groupes séparés, on profite de la situation pour faire le grand ménage de printemps. Il faut bien que tout le monde s’occupe pour ne pas tourner en round, dans le respect des mesures sanitaires prises par les autorités, évidemment”, nous confie Pierre-François Bernet.

À l’intérieur d’une des salles du multiplexe. © Rachid TniouniCrédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Le producteur et distributeur français estime les pertes de la fermeture de son multiplexe sur trois mois à au moins 1 million de dirhams. CinéAtlas, c’est une structure de 1.000 places avec 180.000 entrées pour sa première année d’exploitation, soit 15.000 entrées par mois.

La vente de billets représente 70 % des recettes engrangées, “la confiserie, la publicité et les locations scolaires couvrent le reste”, dit-il. “Le capital humain est important pour moi. 30 personnes sont aujourd’hui à ma charge et il est de mon devoir de les soutenir dans des moments difficiles comme ceux-là, mais si ça dure plus de trois mois, ça va être très compliqué pour moi de les garder”, regrette Pierre-François Bernet.

“Je pense que ce sont les productions marocaines qui vont le plus en pâtir”

Jamal Mehyaoui, Megarama Maroc

Du côté du groupe Megarama Maroc qui caracole toujours en tête au niveau de la distribution (33 % de parts de marché en 2019) et de l’exploitation (70 % de parts de marché en 2019), on est moins prolixe sur les retombés de la fermeture des salles obscures, mais le constat est tout aussi alarmant. “On ne peut pas évaluer pour l’instant l’impact des fermetures de nos salles, mais ce qui est certain, c’est qu’on aura du mal à se relever de cette crise. Plusieurs sorties internationales ont été annulées, deux gros films devaient bientôt sortir… je pense que ce sont les productions marocaines qui vont le plus en pâtir”, nous déclare Jamal Mehyaoui, directeur communication de Megarama Maroc.

Après l’annonce des mesures restrictives et la fermeture des salles de cinéma, les exploitants se concertent dorénavant sur un groupe WhatsApp “pour coordonner leurs voix et échanger” .“On doit se serrer les coudes et réfléchir à des solutions de secours”, nous indique le patron de CinéAtlas Holding. “On attend aussi de voir ce que les autorités publiques compétentes vont faire pour nous apporter une aide”, ajoute le directeur communication de Megarama Maroc.

Coup dur pour les arts vivants

Le baisser de rideau laisse un goût amer chez les professionnels des arts vivants. “C’est une catastrophe, ce que nous traversons actuellement, tranche Fihr Kettani, directeur du Studio des arts vivants, structure qui compte un théâtre (600 places), une galerie d’art, une école parascolaire pluridisciplinaire et une agence d’événementiel culturel.

“On est dans le rouge, on est inquiets, et surtout on n’a aucune soupape de respiration. C’est l’hécatombe !”

Fihr Kettani, Studio des arts vivants

La haute saison théâtrale pour nous, c’est les mois de mars et avril et on se retrouve aujourd’hui otage de cette pandémie, c’est une situation assez grave”, s’alarme notre interlocuteur. Et de détailler : “On est en train de comptabiliser les dégâts, les avances des décors pour les spectacles, les aménagements des pièces, les avances artistiques, les annulations… on est aussi en train de rembourser les personnes, très nombreuses, qui ont déjà acheté leurs billets pour les différents spectacles. On évalue au fur et à mesure, mais on est dans le rouge, on est inquiets, et surtout on n’a aucune soupape de respiration. C’est l’hécatombe!

Le Théâtre du Studio des arts vivants. © SAV

Au studio des arts vivants, tous les métiers sont gelés. L’école et sa vingtaine d’enseignants de musique, d’arts plastiques ou encore de danse sont à l’arrêt (des cours sont toutefois dispensés en ligne). La galerie a dû reporter une grande exposition collective prévue en avril et la plateforme événementielle a essuyé une dizaine d’annulations, dont le festival des arts vidéo, le festival du Fado ou encore le festival Bollywood.

“Si cet état perdure, on va devoir mettre la clé sous la porte”

Fihr Kettani, Studio des arts vivants

Tous nos métiers sont gelés et c’est un arrêt brusque. On a 35 salariés, on collabore avec une vingtaine d’autoentrepreneurs et une soixantaine de fournisseurs… de lourdes charges qui ne nous facilitent pas la vie. Et si cet état perdure, on va devoir mettre la clé sous la porte”, nous indique le patron du Studio des arts vivants.

Il ajoute : “Maintenant, on ne baisse pas les bras. On essaie de se regrouper autour de la fédération des industries culturelles de la CGEM pour unir nos forces et demander des aides au gouvernement. On a envie de se mobiliser pour sauver nos métiers et savoir-faire.” Et pour le moment, aucune concertation avec le ministère de la Culture Hassan Abyaba n’est au programme.

Le Musée Mohammed VI © MMVI

L’hémorragie est de la même ampleur du côté des galeries et espaces d’art du pays qui ont été contraints de fermer leurs portes. Idem pour les musées publics. “On a décidé de suivre les directives des autorités publiques en retardant plusieurs expositions comme celles dédiées aux grandes figures africaines, Delacroix ou encore Fouad Bellamine. On ne ferme pas de gaieté de cœur des musées, mais il fallait le faire! nous dit Mehdi Qotbi, président de la Fondation nationale des musées.

Festivals de musique, salles de spectacle ou de cinéma et musées sont donc à l’arrêt à cause de l’évolution de la pandémie. Et au-delà des répercussions économiques tragiques de la mise à l’arrêt des secteurs culturels, “sans culture, nous allons traverser cette épreuve le moral dans les chaussettes”, résume Brahim El Mazned.