Maroc-Algérie : la frontière impopulaire

Pendant la CAN 2019, les messages prônant la fraternité algéro-marocaine ont fleuri pour dénoncer le maintien de la fermeture de la frontière. Ces actes symboliques ont révélé un décalage entre la realpolitik menée par les deux Etats voisins, et le vécu de leurs citoyens.

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A quelques kilomètres de la ville de Saïdia, une femme d’une soixantaine d’années, le téléphone portable à l’oreille, envoie des baisers dans l’air à sa fille et son petit-fils en Algérie, de l’autre côté du cours d’eau qui s’écoule à ses pieds. Des scènes comme celle-ci ne sont pas rares au nord de la frontière Maroc-Algérie, nous confie Hassan Ammari, activiste pour les droits de l’Homme à Oujda et membre d’un collectif d’associations militant pour l’ouverture de la frontière.

Ces moments de convivialité partagés par téléphone et ces mains qui se saluent à quelques centaines de mètres de distance maintiennent le lien entre des familles séparées depuis un quart de siècle. En 1994, la frontière terrestre Maroc-Algérie est fermée alors que le Royaume accuse les services secrets algériens d’être à l’origine d’un attentat à Marrakech. Le différend politique sur le Sahara opposait déjà les deux Etats depuis plusieurs années. Aujourd’hui, le statu quo à la frontière célèbre son vingt-cinquième anniversaire malgré une impopularité grandissante.

Si loin, si proches

Certaines personnes qui habitent à quinze ou vingt minutes de distance en voiture ne se sont parfois pas vues depuis quinze ou vingt ans. C’est malheureux”, déplore Mohamed Bassaoud, médecin algérien résidant dans la ville d’Aïn Temouchent (Ouest de l’Algérie), à une centaine de kilomètres de la frontière. Lui se rend au Maroc deux semaines par an, pour rendre visite à des parents lointains et des amis répartis entre Oujda, Fès, Meknès, Kénitra, Rabat, Agadir, Tanger, Marrakech… Même s’il ne milite pas, Mohamed Bassaoud espère pouvoir à nouveau, par la voie terrestre, circuler librement entre les deux pays voisins, qui selon lui “ont plus de facteurs communs que de facteurs qui les divisent”.

Même si aucun recensement n’a été fait, Chahreddine Berriah, chef du bureau régional du quotidien algérien El Watan et habitant à une dizaine de minutes de la frontière, estime à près de 5.000 le nombre de familles concernées par cette séparation. La majorité résiderait du côté algérien. Ces familles auraient d’ailleurs songé à se constituer en association pour dénoncer une frontière source de frustrations et de souffrances, nous explique-t-il.

Je me souviens de cette femme marocaine mariée à un Algérien, qui a perdu son père alors qu’elle était en Algérie. Elle n’a pas pu assister aux funérailles, elle n’en avait pas les moyens”, nous raconte Mostafa Mobtil, originaire d’Oujda, résidant en France depuis quatorze ans et ayant des cousins algériens depuis plusieurs générations.

Se déplacer entre la région de l’Oriental et l’Oranie relève du parcours du combattant. Des lignes aériennes relient les aéroports internationaux d’Oran ou Alger à celui de Casablanca. Il faut ensuite emprunter le train ou le taxi pour enfin serrer ses proches dans les bras. Rajoutez parfois à cela quelques heures de route quand le point d’arrivée est un village isolé. Autre option, un voyage à bord d’un ferry, en passant par l’Espagne.

Il faut en gros compter entre 5.000 et 8.000 dirhams et près de quarante-huit heures de transports pour relier les deux régions frontalières. Des sommes que tout le monde ne peut pas se permettre de mobiliser facilement pour ces trajets à rallonge.

D’autres personnes ont eu l’occasion de franchir la frontière terrestre de manière informelle pour le travail ou pour célébrer des fêtes en famille, nous confie-t-on.

Les défunts peuvent obtenir une autorisation spéciale, après avoir accompli des formalités administratives, pour traverser la frontière. Un accord entre les deux pays permet, aux Marocains décédés en Algérie et aux Algériens décédés au Maroc résidant à proximité de la frontière, de passer par la voie terrestre pour être enterrés dans leur pays d’origine. “Les morts peuvent traverser la frontière alors que les vivants n’en ont pas le droit”, lâche Mostafa Mobtil avec amertume.

Essoufflement culturel

Dans les années 1980, il y avait des concerts avec des artistes algériens à Oujda ou des rencontres sportives binationales presque tous les week-ends. Les familles qui organisaient un mariage au Maroc, au lieu d’inviter des musiciens de Rabat ou de Casablanca, prenaient leur téléphone pour appeler un artiste connu d’Oran”, se rappelle Mostafa.

Aujourd’hui, toutes ces activités culturelles et sportives transfrontalières ont quasiment disparu. Les échanges existent encore, mais se font bien plus rares, et nécessitent de prendre l’avion.

Les jeunes Algériens seraient ravis de pouvoir visiter le Maroc, qui est un pays aux paysages magnifiques. Il en est de même pour les jeunes Marocains”, remarque Mohammed Bassaoud. Pour lui, il ne fait aucun doute que la levée du blocus boosterait l’activité touristique des deux pays.

Un sentiment que partage Tarik Oumazzane, docteur en relations internationales, dans un article très personnel dans lequel il décrit sa perception de la frontière. “Étrangement, je pensais incessamment qu’à quelques mètres de distance, des familles algériennes auraient aimé se dégourdir les jambes le long de la corniche de Saïdia”, relève-t-il.

Interrogé par le journal La Croix, le géographe Abdelkader Guitouni explique que les régions de l’Oriental et de l’Oranie ne formaient qu’un seul espace économique depuis l’époque du protectorat français et qu’en 1991, “le flux de touristes maghrébins a culminé avec deux millions de passages”.

Economie au ralenti

Outre la dimension fraternelle d’un tel rapprochement, le paramètre économique est effectivement mis en avant par les associations et citoyens qui prônent la libre circulation entre les deux territoires. “C’est frustrant, car on a un sentiment de carence. On pense à toutes les activités économiques qui pourraient se développer si cette frontière était ouverte. Cela constituerait une opportunité importante pour les gens d’ici, notamment pour les jeunes”, déclare Mohammed Bassaoud.

Chahreddine Berriah estime quant à lui que “l’heure est à la sagesse et surtout au pragmatisme. Nous avons tout pour nous transformer en une puissance économique régionale”.

Avec le lancement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC) en juillet 2019, la frontière Maroc-Algérie est aux antipodes du processus d’intégration économique qui se dessine à l’échelle de l’Afrique. L’économiste algérien Adel Hamaizia, cité par The Economist, la désigne d’ailleurs comme étant “la région la plus divisée du continent”, estimant que les deux pays passent à côté d’opportunités économiques évidentes, tant au niveau local que national.

Du gazole algérien, du pain marocain, des dattes… toutes sortes de produits du quotidien ont continué de s’échanger malgré la fermeture des frontières, dans des réseaux de contrebande. Des échanges commerciaux sources de revenus pour de nombreuses familles des deux pays. Pourtant, nous explique le journaliste Chahreddine Berriah, il y a cinq ans, les dispositifs de contrôle se sont renforcés des deux côtés avec de nouvelles barrières et des fossés.

Cela a progressivement tué ces activités informelles et accentué la dégradation économique dans ces régions. Selon l’activiste Hassane Ammari, cette situation économique qu’il qualifie de catastrophique explique en partie pourquoi certains citoyens souhaitent que leurs Etats s’engagent à rouvrir la frontière.

Fraternité dans l’air du temps

Les artistes jouent un rôle important dans la diffusion de messages pour le rapprochement entre les peuples. “Oui, je suis Marocain. Est-ce être traître ? Etre un agent du Makhzen ? Un harki de l’horizontalité maghrébine ? Un contrebandier ? Un haineux de soi ? Non. C’est juste rappeler un lien, une histoire, un dû du temps de la guerre de libération, un sang et une proximité”, clame ainsi l’écrivain algérien Kamel Daoud en 2018 dans une tribune intitulée Je suis Marocain.

Durant la CAN 2019, Cheb Khaled, qui possède la double nationalité algéro-marocaine a chanté pour les Lions de l’Atlas. Un soutien qui n’a pas été au goût de tous, certains Algériens ayant déploré le soutien du chanteur né à Oran envers son deuxième pays. Cette chanson reste malgré tout un symbole fort, à l’image des rassemblements spontanés des supporters qui se sont organisés de part et d’autre de la frontière à plusieurs reprises tout au long de la compétition.

La CAN, c’est la goutte qui a fait déborder le vase. Les matches de foot ont prouvé qu’il y a vraiment des liens entre les deux pays, les Marocains et les Algériens brandissaient des drapeaux des deux pays, et demandaient l’ouverture de la frontière”, explique Mostafa Mobtil. Les supporters ont beaucoup partagé pendant cette compétition. Ces prises de position entrent en dissonance avec cette frontière politique.

Les médias marocains et algériens, souvent accusés d’alimenter l’hostilité en véhiculant des images négatives du pays voisin, ont fortement relayé les appels à la fraternité scandés par les supporters. “Cette ‘guerre froide’ accentuée par les médias” connaît une accalmie depuis quelques mois, relève Chahreddine Berriah. Le journaliste note aussi que les tensions politiques de ces dernières années n’ont jamais empêché de nombreux Marocains à se rendre en Algérie et inversement. “Au fond, on s’aime dans la douleur”, nous déclare le rédacteur en chef d’Al Watan avec le sourire.

Proximités virtuelles

L’image de ces deux jeunes supporters algériens qui ont tenté de rejoindre les Marocains en traversant la frontière pour célébrer la qualification des Fennecs pour les demi-finales de la CAN a largement été partagée et saluée dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le fameux slogan “Khawa khawa” pour l’amitié entre les deux peuples a été un hashtag populaire pendant la compétition.

L’espace virtuel s’est alors révélé une fois de plus comme un moyen de surpasser les barrières physiques et d’échanger malgré les difficultés pour se déplacer d’un pays à l’autre. En dehors des réjouissances sportives, on y commente l’actualité du pays voisin, à titre individuel. “J’ai vu passer sur les réseaux sociaux des publications de connaissances algériennes en soutien aux personnes ayant vécu la tragédie de Taroudant et des personnes qui ont été emportées par la crue”, commente le médecin algérien Mohammed Bassaoud.

Rabah Labied a choisi de fonder un groupe Facebook pour partager, de temps à autre, des articles ou clips vidéos militant pour le rapprochement entre le Maroc et l’Algérie. Une façon pour ce Franco-Marocain résidant en France d’apporter sa contribution au débat, car la diaspora est aussi concernée par cette problématique. “Certains Marocains et Algériens se rencontrent et se marient à l’étranger. Dans le cas de mariages mixtes, les personnes peuvent également subir cette frontière”, nous explique-t-il. Certaines personnes résidant à l’étranger, comme Mostafa Mobtil, participent aux manifestations qui s’organisent de temps en temps au niveau de la frontière pendant leurs vacances d’été.

Mobilisations en demi-teinte

L’euphorie sportive de la CAN 2019 a laissé entrevoir, timidement, la possibilité d’une ouverture, mais celle-ci n’est pas prévue pour tout de suite. En effet les mobilisations, qui ne sont pas nouvelles, demeurent modérées. L’action politique demeure elle quasi inexistante.

Des deux côtés de la frontière, les militants communiquent par les réseaux sociaux, ou trouvent parfois l’occasion de se rencontrer pour discuter du rapprochement. Le 13 août dernier, un rassemblement au poste de frontière du Colonel Lotfi s’était tenu à l’initiative du Comité algérien pour l’ouverture de la frontière terrestre algéro-marocaine.

Les années précédentes, des manifestations similaires avaient déjà eu lieu. Hassane Ammari a participé à la mobilisation, du côté marocain. “Nous sommes prêts à avancer par étapes. Nous proposons de commencer par ouvrir la frontière pour les personnes qui ont de la famille ou des proches de l’autre côté et pour des situations importantes”, témoigne-t-il.

Des associations de quartier de la ville de Maghnia, la ligue des droits de l’Homme de la wilaya de Tlemcen, des syndicats, et des associations marocaines regroupées en collectif s’impliquent sur le sujet. Depuis plusieurs années, ce sont aussi de petites actions qu’improvisent de temps à autre des habitants de la région ou des groupes d’amis. Le nombre de personnes actives demeure toutefois limité nuance Mostafa Mobtil qui a participé à certaines d’entre elles : “cela peut aller d’une vingtaine à quelques centaines de personnes, selon les actions”. Parler de “mobilisation“ est trop fort pour le journaliste Chahreddine Berriah qui parle plutôt d’une “volonté” de réouverture.

Pour l’heure, côté algérien, les préoccupations sont ailleurs. Chahreddine couvre les mobilisations historiques qui animent son pays depuis plusieurs mois et tient à spécifier : “L’Algérie traverse une période transitoire importante et les Algériens dans leur majorité sont préoccupés par cette situation politique très délicate, donc la réouverture ou tout autre chose, même les revendications sociales ne sont pas prioritaires. Nous avons besoin d’un président et d’un gouvernement légitime, en fait, d’un régime démocratique”. Une issue politique algérienne qui pourrait donner le change, mais certainement pas dans l’immédiat. Et même si le roi Mohammed VI a quant à lui renouvelé sa “main tendue” en direction d’une Algérie lors du discours de la fête du Trône 2019, aucune autre démarche politique n’a été entreprise publiquement. Il faudra donc patienter encore avant que ces appels à la réunion des peuples trouvent écho dans des actions politiques et diplomatiques concrètes.