Pour sonner sa rentrée politique, l’Exécutif a fait le choix de l’inattendu en ressortant des tiroirs un texte qui y dort depuis… 14 ans. Le projet de loi n° 58.19 relatif au “Pacte des droits de l’enfant dans l’Islam”, adopté le 22 août en Conseil du gouvernement, fait suite à la convention adoptée par le Maroc le 30 juin 2005. C’était lors de la 32e Conférence des ministres des Affaires étrangères des États islamiques, réunis à Sanaa, au Yémen.
Le pacte en question entend fixer un cadre sur l’ensemble de la vie de l’enfant, son appartenance religieuse, mais pas seulement. La convention mentionne aussi “la protection de la cohésion familiale”. “Ce pacte vise la concrétisation des finalités liées à la protection de la famille et au renforcement de son statut”, s’est contenté de résumer le porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi, dans des déclarations accordées à l’agence de presse MAP au sortir du Conseil de gouvernement.
En préambule, le document “réaffirme les droits de l’enfant dans la Charia islamique et ses prescriptions, tout en tenant compte des législations internes des États”. Pour El Khalfi, il est alors question d’assurer “une enfance saine et sûre”.
Pourtant l’adoption de ce projet de loi n’a pas manqué de faire grincer des dents en ce début de nouvelle année politique. Plusieurs acteurs de la société civile déplorent une marche arrière en matière de droits de l’enfant, notamment au vu des engagements internationaux du Maroc sur cette question. Il s’agit principalement de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) des Nations unies ratifiée par le Maroc en 1993. En outre, le texte adopté jeudi intrigue sur ses effets juridiques autant qu’il interroge sur les visées du gouvernement sur la thématique de l’enfance.
Un timing qui dérange
Présenté par la secrétaire d’État aux Affaires étrangères Mounia Boucetta, le projet de loi doit désormais être soumis au parlement. Soumicha Riyaha, ancienne présidente du Conseil régional des droits de l’Homme (CRDH) à Casablanca-Settat, remarque que le gouvernement a choisi de discuter du texte dans cette période spécifique de vacances, de fêtes religieuses et juste avant la rentrée scolaire dans un contexte “où les acteurs concernés manquent d’attention”.
Selon elle, le “pacte doit être discuté et la société civile doit être tenue au courant, tout comme le CNDH devrait donner un avis dessus”. De son côté, une source proche du dossier nous assure que le projet de loi a fait l’objet “d’une procédure très précise”, prenant en considération “la consultation des parties concernées, les engagements internationaux du Maroc et sa législation”.
Pourtant, les discussions n’ont vraisemblablement pas concerné d’autres acteurs, plus institutionnels et directement impliqués sur la question. Alors qu’il s’applique à mettre en place un mécanisme de recours et de suivi des droits de l’enfant, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) n’a pas été saisi en amont. Pourtant en 2005, l’instance s’était déjà opposée à la convention, bloquant son adoption et sa mise en place sous l’égide de Driss Benzekri. Contacté par TelQuel, le bureau du CNDH n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Également ignoré, l’Observatoire national des droits de l’enfant (ONDE) présidé par Lalla Meryem. “L’ONDE n’a pas été consulté par rapport à ce pacte quant à son étude ou sa proposition”, nous confirme Lamia Bazir, directrice exécutive. Créé au lendemain de la ratification par le Maroc des accords de New York pour les droits de l’enfant, l’observatoire est chargé du suivi et de la mise en oeuvre des conventions onusiennes. De quoi donner au Maroc, “une référence garante des droits universels des enfants, peu importe leur religion, leur situation familiale ou sociale”, explique Lamia Bazir.
Problématique, le pacte ? “Ce que je promeus, c’est de ne pas aller dans des positionnements idéologiques hâtifs, mais d’abord d’étudier cette convention, de la lire, de l’analyser, et de voir en quoi elle est conforme, convergente ou non avec la convention internationale des droits de l’enfant avant de se positionner”, nous répond la directrice exécutive de l’Observatoire.
Approche conservatrice
Autre grand écart, le Pacte est un texte à valeur régionale – pas universelle donc – en matière de droit. Quid d’une éventuelle application ? Selon notre source proche du dossier, “les dispositions du covenant (la convention, NDLR) ne sont pas en contradiction avec les engagements internationaux du Maroc ni avec la législation nationale et ont fait l’objet d’examen par les départements concernés”. Notre interlocuteur tient également à préciser que “les dispositions du covenant stipulent clairement le respect des législations internes des pays membres comme principe fondamental”.
“Le problème d’harmonisation et l’adéquation des lois avec les conventions internationales se posera”, affirme pour sa part Jamila Sayouri, avocate et membre du CNDH. “Est-ce qu’on va aligner nos lois sur les conventions des droits de l’enfant et conventions internationales ou a ce pacte qui est régional et qui se réfère à la Charia ?”, s’interroge-t-elle.
La problématique est d’abord constitutionnelle. Dans son prologue, la Constitution donne “aux conventions internationales dûment ratifiées […] la primauté sur le droit interne du pays”. Toujours d’après la loi fondamentale, il revient à l’Etat d’ “harmoniser en conséquence les dispositions pertinentes de sa législation nationale”. Le même principe est prévu par la convention de Vienne sur le droit des traités, ratifiée par le Royaume en mai 1969.
Le problème d’adéquation des textes a été souligné à la veille de la réunion du Conseil du gouvernement par le Centre d’études en droits humains et démocratie (CEDHD). Dans un communiqué publié sur Facebook, l’ONG alertait sur un pacte “soulevant des questions controversées”, comme l’avortement, le cas d’enfants nés hors mariage ou la discrimination, alors que le Maroc a adhéré au CIDE, “document contenant les normes internationales les plus équitables”. “Le gouvernement propose maintenant de se conformer à une norme moins stricte en termes de normes et de droits, sans aucun mécanisme de suivi responsable”, souligne le CEDHD qui ne manque pas de souligner les avancées positives des politiques publiques, bien qu’elles restent “empreintes de manquements” et de “carences”.
Un point de vue partagé par Jamila Sayouri. Fermement opposée à l’adoption de ce pacte, tant elle y voit “une régression dans le domaine des droits de l’homme”, l’avocate redoute qu’il “serve le courant conservateur” et donne la main plus ferme aux juges “connus pour être classés dans cette tendance”. “On oriente tout le Maroc vers la ligne religieuse et cela va détruire tout le processus de lutte sur les droits de l’humain, note la présidente de l’ONG Adala (Justice) qui œuvre sur la réforme et la vigilance du système judiciaire. “Cette loi pourrait encourager les juges à justifier des décisions basées sur la convention, car elle se réfère à la charia. Et cela arrive à un moment où l’on entame la réforme de la législation pénale et cela ne peut qu’influencer le législateur marocain à adopter une approche conservatrice notamment en ce qui concerne la protection des enfants nés hors mariage, mais aussi ceux issus de la kafala. Cela pourrait même impacter la question du droit à l’avortement”, estime la responsable associative.
Marche arrière sur les libertés ?
Pour Souad Ettaoussi, directrice de l’Institution Tahar Sebti et observatrice de l’évolution des droits de la femme et de l’enfant, l’adoption de ce projet de loi pourrait entrainer un “recul” en matière de droits de l’enfant : “La recherche de la globalité ou de l’universalité va au-delà des caractéristiques géographiques ou religieuses, ou raciales. Même si l’Islam est la religion officielle du pays, nous vivons avec des enfants aux nationalités et appartenances religieuses diverses”. Soumicha Riyaha, elle, s’inquiète du fait que le pacte parle “de contrôle des parents sur la vie de leurs enfants”. “L’article 9 du covenant, sur la responsabilité des parents, mentionne “un contrôle islamique raisonnable sur le comportement [de l’enfant, NDLR]”.
Les observateurs des droits de l’Homme dénoncent également un texte introduisant les notions de “licites” et “d’illicites” sur des thématiques comme l’habillement d’un enfant ou encore ses fréquentations sociales. Ces notions sont également évoquées dans l’article 12 du covenant, relatif à l’éducation sexuelle. Ce dernier évoque en effet “le droit de l’enfant approchant de la puberté d’avoir une culture sexuelle saine qui discerne le licite et l’illicite”.
Une aberration et “un cas révélateur” pour Souad Ettaoussi. “Il est fort probable que les esprits bornés limitent l’éducation sexuelle au mot ‘sexe’, alors que c’est bien plus que ça. L’éducation sexuelle apprend aux enfants, comment respecter leur corps qui fait bien évidemment partie de leur personne”, relève la directrice de l’Institution Tahar Sebti. “Là où en Tunisie, il y a un travail énorme fait en matière au niveau des droits de l’homme avec le ministère de l’Éducation [en référence au Livre blanc sur l’éducation, commencé en 2016 NDLR], nous faisons un pas en arrière”, regrette pour sa part Soumicha Riyaha, sur ce point d’éducation sexuelle.
Toutes deux craignent un frein à l’épanouissement des enfants, et un covenant qui pourrait encourager la non-mixité des classes, la censure de certains arts et les discriminations. “En pratique, il y a tant de choses à faire”, précise Soumicha Riyaha, également coordinatrice pédagogique des formations au sein de l’Institut Driss Benzekri pour les droits de l’Homme. “Nous avons signé neuf conventions internationales, dont certaines que nous n’avons toujours pas – ou peu – appliquées sur la protection des enfants, sur les centres de sauvegarde, les enfants abandonnés, etc.”, déplore l’ancienne responsable du CRDH.
Nécessité d’un dialogue
Dans le fond comme dans la forme, la convention sur les droits de l’enfant en Islam apporte ses incertitudes. Jamila Sayouri y voit “une ruse de la part du gouvernement islamique”, lié à des intérêts politiques et économiques. Plus mesurée, Lamia Bazir nuance : “ce pacte suffit à des références particulières. Il peut être complété par des accords internationaux, voire renforcé pour faire en sorte que certains pays s’y identifient. Mais ce qui m’importe, c’est le processus”. Une procédure qui, pour l’heure, n’a toujours pas été évoquée par les autorités ni par Mounia Boucetta, secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères qui a présenté le projet de loi relatif à la Convention en Conseil du gouvernement.
La directrice de l’ONDE, elle, invite à “organiser un atelier de réflexion, ou au moins un cadre, où l’on inviterait la protection interministérielle chargée de la protection de l’enfance, le ministère chargé des droits de l’homme, le CNDH, le ministère de la famille et le conseil supérieur des oulémas.” Une manière, selon elle, d’opter pour “une approche constructive saine et encourageante, au-delà des conclusions hâtives dans l’intérêt de l’enfance.”
Ambiguïté
Les contours du covenant de l’OCI restent flous. Adopté en 2005, il s’inscrit dans la continuité du septième sommet islamique tenu à Casablanca en 1994, dans lequel fut adoptée la Déclaration sur les droits et la protection de l’enfant dans le monde islamique. Une façon pour les 57 états membres de l’OCI de faire valoir leurs points de vue, attachés aux principes de l’Islam, sur la question de l’enfant.
Là où la Charte de New York de 1989 évoquait de “donner à l’enfant une éducation qui lui permet ou le prépare à choisir une religion”, l’article 8 de la déclaration de Casablanca entretient l’ambiguïté ; l’apostasie étant interdite en Islam : “Tout en garantissant la liberté de l’homme d’embrasser librement et en dehors de toute contrainte, la religion de son choix, l’islam interdit au musulman d’abjurer sa religion […] En conséquence, la société musulmane s’engage à sauvegarder la pérennité de la “Fitra” (nature originelle de l’être humain, NDLR) et de la foi de ses enfants et à protéger ceux-ci contre les tentatives visant à leur faire renier leur religion musulmane.”
Au-delà de cette question, le pacte applique les préceptes de la loi musulmane, comme le définissent les ouvrages, sur l’enfant et l’organisation familiale. S’il ne marque pas une rupture nette avec les conventions internationales, il définit “l’éducation de base obligatoire gratuite pour tous les enfants”, ainsi que l’accès “gratuit et progressif” de l’enseignement secondaire “à tous les enfants dans un délai de dix ans” et “ la nécessité de développer la personnalité de l’enfant, ses valeurs religieuses et morales, son sens de la citoyenneté, sa solidarité islamique et humaine.”
Sans échapper à son lot de questions. Sur la définition de l’enfant d’abord, au coeur de cette question. Le 1er article le définit comme “tout être humain n’ayant pas atteint l’âge de la majorité en vertu de la législation qui lui est applicable”, là où le CIDE en parle comme “tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable”. Une définition plus précise de l’enfance lorsqu’on sait que l’âge de la majorité n’est pas uniforme dans les pays musulmans. Si au Maroc, elle est bien établie à 18 ans, elle reste fixée, à titre d’exemple, à, 21 ans en Égypte, voir différenciée par genre en Algérie : 19 pour les hommes, 20 ans pour les femmes.