“Il n'y a pas de prisonniers politiques au Maroc”: Quand l'absence de définition masque la réalité

Dans un entretien accordé le 22 juillet à l’agence espagnole EFE, la présidente du CNDH, Amina Bouayach, niait catégoriquement l’existence des “prisonniers politiques” au Maroc. Des propos rejetés en bloc par la société civile. En toile de fond, la définition de “prisonnier politique” divise.

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Amina Bouayach, présidente du CNDH, et Mounir Bensalah, secrétaire général. Crédit: Rachid Tniouni/TELQUEL

Alors que la nomination de nouveaux membres semblait donner un nouveau souffle au Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), voilà que les récentes déclarations de sa présidente Amina Bouayach sèment de nouveau le doute. Dans un long entretien accordé à l’agence espagnole EFE, l’ex-présidente de l’Organisation marocaine des droits de l’Homme nie formellement l’existence des “prisonniers politiques” au Maroc.

Pour défendre son propos, la nouvelle présidente du CNDH avance que ce sont “des personnes arrêtées pour leur participation à des manifestations ou pour des violences survenues lors de ces manifestations”. Sollicité par TelQuel, l’avocat Omar Benjelloun explique que “la manifestation et le regroupement oscillent entre le droit constitutionnel et la réglementation procédurale, mais en aucun cas elle ne peut mener à des poursuites pénales sauf en cas de flagrant délit de violence caractérisée ou d’un régime de preuve qui l’atteste”. 

Les propos d’Amina Bouayach rappellent ceux de Mohamed Sebbar, alors secrétaire général du CNDH, qui nous déclarait en 2014 : “il n’y a pas, à ma connaissance, de prisonnier d’opinion au Maroc, mais des prisonniers qui ont commis des délits, pénalisés pour des motifs politiques, comme c’est le cas de nombreux prisonniers salafistes”.

Ces déclarations contrastent pourtant avec le mémorandum élaboré par le CNDH sur les rassemblements publics en 2015. Dans ce document de 16 pages, l’institution nationale recommandait à l’État d’abroger “toute sanction contre les personnes qui ont participé à une manifestation non déclarée”, prévue par l’article 14 du dahir N° 1-58-377  du 15 novembre 1958. Une recommandation reformulée, un an plus tard, par le Comité des droits de l’Homme qui surveille la mise en œuvre du Pacte relatif aux droits civils et politiques de l’ONU.

Dans ses observations finales concernant le sixième rapport périodique du Maroc, le comité exhorte le Royaume à “s’assurer que la loi relative aux manifestations pacifiques [soit] appliquée conformément aux dispositions du Pacte, et que l’exercice de ce droit ne fait pas l’objet de restrictions autres que celles autorisées en vertu du Pacte”. La présidente du CNDH a-t-elle donc raison de dire qu’il n’existe pas de “prisonniers politiques au Maroc” ?

Un prisonnier politique, c’est quoi ?

La définition même de l’expression “prisonnier politique” divise. “Ces gens (personnes arrêtées suite aux Hiraks) ont été jugés de manière injuste et nous estimons que leurs condamnations ne sont pas légitimes, vu la manière dont ces procès s’étaient déroulés, déclare à Yabiladi le directeur de la communication de Human Rights Watch, Ahmed Reda Benchemsi. Est-ce qu’on peut les appeler prisonniers politiques ou d’opinions ? Sans doute. Mais il n’y a pas de définitions juridiques à ces termes”.

Amnesty International, elle, parvient à distinguer un “prisonnier d’opinion” et un “prisonnier politique. Pour l’ONG, le premier est “une personne qui n’a eu recours ni à la violence ni prôné son usage, mais qui s’est fait emprisonner en raison de ses caractéristiques ou de ses convictions”. Le second, lui, est une “personne emprisonnée pour des motifs politiques, c’est-à-dire pour s’être opposés par des actions (violente ou non) au pouvoir en place (autoritaire ou moins) de son pays (internationalement reconnu ou non)”.

Me Omar Benjelloun considère pour sa part qu’un prisonnier politique est celui “qui est écroué suite à une poursuite judiciaire pénale en raison de ses convictions ou de son opposition à un pouvoir en place, et même des orientations individuelles, des origines religieuses ou ethniques ou des appartenances sociales”. “Le droit international et constitutionnel abondent dans ce sens, il aurait suffit de traiter le fond documentaire du CNDH qui assez consistant dans ce sens”, poursuit l’avocat.

La définition juridique de l’expression “prisonnier politique” a même un temps divisé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) avant que la Commission des questions juridiques et des droits de l’Homme au sein de cette instance adopte sa résolution 1900 relative à la définition d’un prisonnier politique.

Est ainsi considéré comme “prisonnier politique” toute personne privée de sa liberté individuelle et dont “la détention a été imposée en violation de l’une des garanties fondamentales énoncées dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et ses protocoles, en particulier la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d’expression et d’information et la liberté de réunion et d’association ; si la détention a été imposée pour des raisons purement politiques sans rapport avec une infraction, quelle qu’elle soit”.

Aussi, une personne est considérée comme “prisonnier politique” si la durée et les conditions de détention  sont “manifestement disproportionnées par rapport à l’infraction dont [elle] a été reconnue coupable ou qu’elle est présumée avoir commise”. Selon la même source, une personne “détenue dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres personnes” est aussi considérée comme un prisonnier politique. Il en est de même si “la détention est l’aboutissement d’une procédure qui était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble être lié aux motivations politiques des autorités”.

La société civile fustige

Pour le militant et historien, Maâti Mounjib, les propos d’Amina Bouayach témoignent d’un “déni total des violations des droits de l’Homme”. L’universitaire nous déclare que les récentes déclarations d’Amina Bouayach sont “une nouvelle étape dans la négation du rôle même de ces instances, censées conseiller le pouvoir sur les cas litigieux concernant les violations de la loi et des droits de l’Homme. Il s’agit du même discours que celui d’un représentant de l’État”.

L’homme, poursuivi notamment pour “atteinte à la sûreté de l’État”, estime que cette sortie médiatique “va dans le même sens” que le rapport controversé de la Délégation interministérielle des droits de l’Homme sur les événements d’Al Hoceima.

De son côté, l’avocat Omar Benjelloun soutient  que “n’étant pas en phase avec le terrain”, cette déclaration “montre une incapacité scientifique à qualifier juridiquement et institutionnellement des fais sociaux”. La déclaration, poursuit-il, “s’oppose aux rapports méthodologiques de la société civile nationale et internationale dotée de l’utilité publique et de la légitimité experte, contredit les positions du CNDH, et ne prend pas en considération les deux vagues de libération des prisonniers du ‘hirak’ suite à l’utilisation du pouvoir de grâce par Sa Majesté le roi”.

Aux yeux du président de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), Aziz Ghali, ces propos “confirment que le CNDH n’est pas indépendant”. “C’est la même version de l’Etat qui avait nié auparavant l’existence de Tazmamart et d’autres geôles de l’ère Hassan II”, tance le nouveau président de l’AMDH. Il rappelle que le rapport élaboré par son association recensait 527 prisonniers politiques. Parmi eux, les détenus du Hirak du Rif. “Si elle ne considère pas ces gens-là comme des prisonniers politiques, pourquoi leur réserve-t-elle un traitement particulier ? Si elle reçoit les familles des détenus d’Al Hoceima, c’est qu’ils ont une spécificité. Sinon, qu’elle reçoive les familles des milliers de détenus”.

Amina Bouayach se défend. Dans le même entretien accordé à l’agence espagnole, la présidente du CNDH affirme que son institution agit dans un “cadre d’action qui est la protection des droits”, et qu’il “intervient dans chaque cas de détention ou d’emprisonnement pour veiller à ce que la personne concernée bénéficie de conditions de vie décentes”. Pour illustrer son propos, la responsable met en avant les 200 visites effectuées depuis sa nomination en décembre dernier. Parmi elles, celles effectuées auprès des “prisonniers sahraouis”  à la prison de Salé et ceux de Guelmim.

Sur les détenus du Hirak du Rif, Amina Bouayach reconnaît “le bon sens de leurs revendications”. Et de “l’ampleur de ces événements”, l’ancienne présidente de l’Organisation marocaine des droits de l’Homme (OMDH) promet de tirer des conclusions et des recommandations dans un rapport “complet sur tout ce qui s’est passé : arrestations, allégations de tortures, réelles ou non”.

Nous ignorons jusque-là s’il s’agit d’un nouveau document qui enterrerait de facto le rapport d’expertise – dont des extraits avaient fuité dans la presse – commandé par l’ancien président Driss El Yazami en 2017 à une équipe médicale qui avait ausculté les détenus du Hirak pour faire la lumière sur des allégations de torture avancées par des détenus.