Driss Guerraoui : “Aucun pays africain ne peut répondre seul à la nouvelle donne qu'impose l'intelligence économique”

Comment penser l’avenir du continent africain sous le prisme de l’intelligence économique ? Quel sera l’apport du Maroc à ce processus de développement ? Le président de l’Université ouverte de Dakhla et président du Conseil de la concurrence Driss Guerraoui livre quelques pistes de réflexion.

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Driss Guerraoui, président du Conseil de la concurrence. Crédit: Rachid Tniouni/TELQUEL

L’Université ouverte de Dakhla a abrité, du 19 au 23 juin, la 2e édition du Forum des associations africaines d’intelligence économique. Cette université “virtuelle”, présidée par le président du Conseil de la concurrence Driss Guerraoui, a rassemblé une pléiade d’experts, d’économistes et d’universitaires pour aborder le thème de l’intelligence économique en Afrique et ses perspectives. Dans cet entretien, Driss Guerraoui, qui préside également le Forum des associations africaines d’intelligence économique, évoque les perspectives de développement pour le Maroc et le continent africain.

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TelQuel : Parmi les thématiques du 2e Forum des associations africaines d’intelligence économique, vous avez retenu “l’intelligence territoriale”. Pourquoi ?

Driss Guerraoui : Le contexte dans lequel évolue l’Afrique se caractérise par l’émergence et le développement de nouvelles insécurités qui mettent les économies et les sociétés africaines devant des incertitudes et des risques majeurs d’un genre nouveau, difficiles à anticiper, à prévoir et donc à réguler. Cette réalité met les Etats africains devant des difficultés croissantes pour lutter efficacement contre les déviances de toute nature, notamment le terrorisme, le radicalisme, l’économie du crime, la mobilité forcée et illégale des personnes, alors que se développent de nouvelles formes de contestation.

Dans ce contexte, disposer de systèmes nationaux d’intelligence économique, de veille stratégique et de prospective des territoires devient essentiel. C’est cette raison profonde qui justifie, en plus de l’usage de ces systèmes pour renforcer la compétitivité et l’attractivité du continent, le choix par le Forum des Associations africaines d’Intelligence Economique du thème de sa 2e rencontre de Dakhla de juin 2019.

L’intelligence économique couplée à une approche territoriale pourra-t-elle contribuer au développement économique des pays africains ?

Pour assoir leur développement sur de bonnes bases, les pays africains doivent disposer d’une vision pertinente et précise de leur avenir. Ils auront besoin pour cela, d’une part, d’une connaissance de l’état présent et à venir de leur démographie, de leurs ressources naturelles, agricoles, halieutiques, minières et énergétiques, et d’autre part, des grandes transformations économiques, sociales, politiques, culturelles, climatiques, technologiques, militaires, sécuritaires et géostratégiques qui modifieront et conditionneront leurs modèles futurs de développement.

C’est cette démarche qui pourra aider les décideurs africains à élaborer les scénarios possibles et les alternatives probables, autour desquels seront construites les pistes d’améliorations et les voies de l’innovation en matière de développement économique et social de leurs pays.

Quelles sont les obstacles qui entravent le développement économique de ces pays ?

Premièrement, la crise de l’école. Elle empêche le continent de produire une masse critique d’élites politiques, administratives, économiques, scientifiques, civils et syndicales, à former des compétentes, à générer des innovations et à favoriser la mobilité sociale.

Deuxièmement, la gouvernance qui, parce qu’emprunte de multiples déviances institutionnelles, bloque tout processus de libération des énergies de l’économie et de la société et perpétue un système social fondé sur la rationalité de la rente, des passe-droits, des privilèges, du clientélisme, de la corruption et du népotisme.

Les inégalités sociales, territoriales et de genre jouent également un rôle, car elles sapent la cohésion nationale, déstabilisent le lien social et le vivre-ensemble et installent corrélativement la société entière dans un climat de défiance dans les institutions élues, nourrit l’instabilité et favorise l’insécurité.

Les pays africains disposent-ils du savoir-faire nécessaire pour collecter les informations et les exploiter pour se mettre sur la voie du développement économique ?

Les Etats du continent se trouvent devant une profusion d’informations économiques, financières, juridiques, scientifiques, technologiques, militaires et de renseignements, rendue possible grâce à la nouvelle révolution digitale. Cela doit les pousser à relever le défi de la collecte et de l’analyse de ces flux d’information du point de vue de la protection des intérêts supérieurs des Etats, et des exigences de la compétitivité des entreprises et des territoires africains.

Mais, à quelques exceptions près, ce sont les grands think-tanks internationaux qui font généralement ce travail pour les africains. Une telle situation empêche l’éclosion de démarches endogènes et indépendantes en matière d’intelligence économique, de veille stratégique et de prospective. Elle ne favorise pas non plus la formation de compétences africaines en Afrique dédiées à l’intelligence économique, comme elle rend cruciale la production autonome d’une pensée stratégique propre à chaque pays et par extension à l’ensemble du continent africain.

Qu’en est-il du Maroc ?

Le Maroc est en train de devenir un pays leader en Afrique en matière d’intelligence économique et d’études stratégiques. Le Forum des Associations africaines d’intelligence économique, né au Maroc dans le cadre de l’Université Ouverte de Dakhla, en est une parfaite illustration. Les grands groupes bancaires et financiers, les champions nationaux, les think-tanks, les associations et fondations, les universités et les centres de recherches témoignent de façon soutenue leur intérêt pour les pratiques de l’intelligence économique. Cependant, ces initiatives demeurent disparates, dispersées, non coordonnées et d’inégale importance. Ce faisant, elles restent sans retombées effectives en termes de structuration nationale du champ de l’intelligence économique. Car, il n’y a pas de politique publique à proprement parler dédiée à l’intelligence économique, qui soit gouvernée à partir d’un pilotage institutionnel et unifiée à une échelle élevée de l’Etat.

Le fait d’inviter des experts issus de 28 pays africains ne sous-entend-il pas la volonté de concevoir une forme d’intelligence collective, qui transcende l’intelligence économique et territoriale ?

Nous sommes convaincus au sein du Forum qu’aucun pays africain ne pourra répondre seul à la nouvelle donne que connait la recherche-action dans les domaines de l’intelligence économique, de la veille stratégique et de la prospective des territoires. Par conséquent, les Africains sont condamnés à promouvoir une réelle coopération Sud-Sud à tous les niveaux, y compris celui lié à ces domaines cruciaux pour leur développement futur. C’est cela le sens de l’intelligence collective qu’essaye d’essaimer le Forum à travers une stratégie de moyen et long terme qui vise à doter chaque pays africain d’une structure permanente d’intelligence économique, et dont Dakhla est devenu le lieu privilégié de leurs rencontres annuelles.