Coup de sifflet final, noyé sous les applaudissements de l’audience. Certains clappements semblent résignés, d’autres plus vigoureux, mais l’approbation est totale. Le Maroc, au bout d’un match maîtrisé, vient de triompher de la sélection ivoirienne sur le plus maigre des écarts (0-1), compostant ainsi son ticket pour les huitièmes de finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN). Une petite quarantaine de spectateurs, tous amassés en rangs désordonnés dans la petite salle du café Majorelle, n’en a pas perdu miette.
Dans ce troquet d’Al Azhar, dans le sud-ouest de Casablanca, à l’instar des nombreux autres qui germent tout le long de l’artère principale de ce quartier populaire, Marocains et Ivoiriens ont convergé dans les mêmes cafés pour assister à l’un des chocs de la phase de poule. Un match à la saveur singulière. “Je suis déçu, mais le Maroc mérite sa victoire”, réagit Ibrahim, visage juvénile et liquette orange des Éléphants sur le dos. À 25 ans, le voilà installé à Casablanca depuis six ans où il travaille désormais dans un restaurant, boulevard d’Anfa. “Ce n’est pas n’importe quel match, philosophe-t-il, tout de même décontracté, yeux toujours rivés sur l’écran de télévision. “Les Marocains et les Ivoiriens se voient et se parlent tous les jours au café, ou en allant au travail le matin. Moi j’aime beaucoup cette équipe du Maroc, son football est simple et je les vois aller très loin”.
Pas d’aigreur ? Niet, “le Maroc va aller en finale. Tu te souviens de comment ils ont joué à la Coupe du monde ?”, nous interpelle-t-il. À côté, et alors qu’il a passé une grande partie du match debout, en fond de salle, Emmanuel, sourire imperturbable n’en démord pas. “Je pense que tous les Ivoiriens vont te dire que le Maroc méritait sa victoire. Notre équipe n’est pas assez mûre encore”. Mais pour lui, l’essentiel est ailleurs : “C’est l’Afrique qui est gagnante”.
Cynisme, mesure et optimisme à la même table
En arrivant sur les lieux, le chauffeur de taxi, poste radio allumée sur l’avant-match, nous prévient que les lieux seront animés. Ce petit quartier, sorti de terre il y a à peine trois ans, y est habité par de nombreuse personnes originaires d’Afrique subsaharienne, du Cameroun et de Côte d’Ivoirie principalement. Alain Aka, président de l’Association des ressortissants ivoiriens de Casablanca (ARIC) y réside. C’est lui qui nous accueille en premier, écouteurs scotchés aux oreilles tant les appels abondent à quelques minutes du coup d’envoi. “Je préfère voir le match chez moi, tranquillement, sourit cet homme, lunettes fines sur le nez. Et de détailler : “Je n’aime pas quand on dit n’importe quoi devant les matches”. Et pour cause, voilà plusieurs années qu’Alain Aka vit au Maroc, est est passé par de nombreux clubs de football de Berkane au Youssoufia de Berrechid. Désormais, il fait du social au sein de son association qui aide quelque 300 ressortissants ivoiriens, basés à Casablanca, pour toutes sortes de questions. “À Al Azhar, il y a entre 500 et 800 Ivoiriens,” explique-t-il.
On s’installe alors Café Twin, en compagnie d’Ousmane, Marco et Alban, trois jeunes ivoiriens, milieu de la vingtaine. Les deux derniers se disent également footballeurs, et s’entraînent dans le club de quartier en attendant mieux. Au moment des hymnes, les sentiments sont mitigés. Ousmane est optimiste, “2-0 pour la Côte-d’Ivoire”, quand Marco, gabarit de défenseur, opte pour un “50-50”. Plus taiseux et physique élancé, Alban – qui lorsqu’on l’interroge sur son poste, dit “préférer dribbler qu’être dribblé” – n’entretient aucune illusion sur une victoire des Éléphants. Il est d’ailleurs le seul imperturbable au moment du coup de casque de Kodjia, dans les premières secondes du match, repoussé sur sa ligne par Romain Saïss (2′). Les discussions vont bon train à mesure que le début de match, plaisant, offre son spectacle. On parle d’Ibrahim Kamara, sélectionneur ivoirien, comme “d’un entraîneur qui sait gagner”, mais s’inquiète dans le même temps des performances de Sylvain Gbohouo, portier des Éléphants. “Il n’est pas fiable”, reproche Marco. Au même moment, ce dernier anticipe bien le jeu, et sort de sa surface annihiler une action où En-Nesyri filait droit vers les buts.
Les Lions de l’Atlas montent en puissance, multiplient les combinaisons et après une première frayeur de Youssef En-Nessyri qui taquine le petit filet (19′), ce dernier récidive quelques minutes après, pour ouvrir le score, après un slalom de Nourredine Amrabat dans l’arrière-garde ivoirienne (23′). “C’est comme ça que nos joueurs de devant doivent faire”, réagit, cynique, Alban dont les avants-bras sont ornés de tatouages. Optimiste, Ousmane ? “Toujours ! On va remonter et gagner 2-1”, commente ce dernier qui travaille dans un centre d’appel. L’inquiétude ne tarira pourtant pas lors du premier acte. “Ils sont nuls !”, fulmine un supporter ivoirien, derrière, alors que l’assemblée, ici, est majoritairement marocaine. “On ne sait pas ressortir le ballon, nos joueurs se précipitent et font des erreurs”, détaille Marco, qui regrette l’absence d’actions “collectives” côté ivoirien. Bousculés, ces derniers ont montré du mieux en fin de période et les trois s’attendent à voir Wilfried Bony, attaquant d’Al Arabi au Qatar, faire son entrée en jeu pour bousculer la défense marocaine.
“Avec la CAN, tout le monde se regroupe voir les matches”
Durant l’entracte, avant de traverser la route qui sépare le café Twin du café Majorelle qui lui fait face, Pierre, Samuel et Hamza débattent de la mi-temps. “C’est sur que le Maroc est un favori”, explique Pierre, Camerounais. “Ziyech est le cerveau de l’équipe”, souligne Samuel malgré la prestation mitigé du meneur de l’Ajax durant toute la partie. Et la vie à Al Azhar ? “Au début, ce n’était pas simple, explique Pierre, résident au Maroc depuis près d’un an et demie. Il n’y avait pas de problème, mais c’était les Camerounais avec les Camerounais, les Sénégalais avec les Sénégalais et les Marocains entre-eux.” Un déclic ? Pas spécialement, hormis “le temps. Je pense que les gens ont appris à se connaître.” Sur son vélo, Hamza, sans-emploi, abonde : “regarde le nombre de café (rires). Il n’y a rien d’autre ici. Surtout le soir, maintenant, avec la CAN, tout le monde se regroupe voir les matches”.
Au café Majorelle, ils sont davantage d’Ivoiriens à suivre le début de la seconde période. Au-devant de la salle, des Marocains fument cigarettes sur cigarettes, alors qu’un jeune ivoirien n’a pas perdu de temps pour dormir, assis, dix minutes après la reprise. Un répit de courte durée, réveillé d’un coup par le vacarme, provoqué par l’entrée de Wilfried Bony. “Je n’ai pas l’impression que l’on va remonter”, s’inquiète Emmanuel.
Difficile, la transition, après la génération dorée des Éléphants, composée des Drogba, Kalou, Gervinho, frères Touré et autres Zokora ? “Si tu les regardes individuellement, nos joueurs [actuels, ndlr] sont forts mais nous n’avons pas encore d’équipe. Pour beaucoup, c’est leur première CAN et tous jouent en Europe”. L’air de dire que peu sont encore rodés aux joutes africaines, un refrain bien connu au Maroc. Autre point commun, Hervé Renard. “Un grand entraîneur, on ne l’oublie pas en Côte-d’Ivoire”, s’enthousiasme ce jeune homme, venu au Maroc pour ces études complétées au grade de Master 1 et travaillant désormais dans un centre d’appel. “J’étais au travail tout à l’heure, explique-t-il. Je devais terminer à 19h30, mais la plupart de nos agents sont Ivoiriens et on nous a laissé partir plus tôt pour le match”, sourit-il.
Chambrage et “synchronisation”
Sur le petit écran plat, le Maroc fait étalage de sa maîtrise collective, performe sur ses ailes et Nourredine Amrabat séduit Emmanuel : “J’aime beaucoup, il est malin”. Si le Maroc peine à enfoncer le clou, la Côte-d’Ivoire tente d’égaliser, sans succès. À côté, lors d’une des dernières offensives rapides ivoiriennes (85′), Ibrahim se lève d’un coup. “C’est le moment !”. Avant de se rasseoir immédiatement, le contre étant avorté au milieu du terrain. Le dernier frisson, une retournée d’Ismael Traoré (90′), n’y changera rien.
La petite salle du café se vide un peu de son monde, certains s’empressent de siroter les dernières gouttes de soda. On se serre la main, livrent les dernières analyses d’après-match, et si l’on capte certains mots de félicitations, on n’échappe pas au jeu du chambrage. “Ça fait trois victoires en trois ans maintenant non ?”, sourit un jeune supporter marocain. “Attention de ne pas perdre contre l’Algérie maintenant”, lui répond un Ivoirien.
Ancien fonctionnaire au ministère des Finances, désormais à la retraite, Mustapha, le gérant du café, évoque sa volonté de créer “une synchronisation” dans son lieu. “Ma clientèle est composé à 80% de Subsahariens. Ce sont des jeunes sincères et j’ai découvert une nouvelle génération de Marocains et Subsahariens qui se parlent”. S’il concède avoir été perturbé par le décalage générationnel, notamment avec les jeunes marocains, il voit d’un bon oeil ces mélanges de communautés qui lui rappellent le “Derb Sultan des années 1960-1970”. Ibrahim, lui, se sent marocain. Du moins, il le concède aisément sur le volet du football. “Depuis six ans que je suis au Maroc, je m’intéresse beaucoup à l’équipe nationale et à la Botola que je regarde beaucoup”. Il égrène la liste des joueurs et des équipes qui l’impressionnent, mais concède n’être pas encore allé voir un match au stade. “La prochaine saison, je vais forcer un ami de m’y emmener”. Seule une chose est sûre pour lui : “On va encore se croiser avec le Maroc, en demie ou en finale”. Le rendez-vous est pris.