Tour à tour ministre, wali, patron d’établissements publics, c’est avec sa casquette d’économiste que Driss Benhima prend la parole sur l’épineux problème du modèle de développement. Faut-il revoir le modèle économique national ? Comment appréhender les enjeux régionaux ? Quelles stratégies adopter pour atténuer les inégalités ? Tant de questions adressées à notre invité à l’heure où la Banque Mondiale qualifie le Maroc de pays à “croissance sans emploi”.
Dans un premier temps, notre invité pointe le déficit d’appropriation du modèle libéral par la société marocaine. “Ce modèle s’est imposé à nous. Le challenge pour le pays consiste en une meilleure appropriation culturelle de ce modèle”, assène-t-il. Le Maroc, qui avait, au sortir de l’indépendance, opté pour un modèle de développement autocentré avec un succès mitigé, s’est vu propulser dans un libéralisme sans cadrage ni structure. Les économies de rente, les corporatismes, qui pullulent dans certains secteurs de l’économie, n’ont pas été entièrement abolis. Résultat : même si le PIB a triplé en 20 ans, le modèle de développement marocain cale et ne bénéficie qu’à une poignée d’acteurs, sans que le tant attendu effet de ruissellement ne se produise.
Fracture fiscale
A ce premier blocage, vient s’ajouter le “poids de la fiscalité” qui pèse sur les entreprises, créatrices d’emplois et inscrites dans les chaînes de valeur internationales. Cependant, cette contrainte ne pèse pas sur tous les pans de l’économie de la même manière, et c’est bien là le nœud du problème. “Au Maroc, la pression fiscale représente 23% du PIB. En France, c’est 45,8%. Il faudra impérativement que notre modèle de développement prenne en compte le financement des mécanismes de solidarité, ce qui va accroître le poids de la fiscalité. L’IS est autour de 30%, l’IR est à 38%… Or, qui, au juste, est soumis à cette surtaxation ? Les champions de la création de richesses. Ils partent en guerre avec une main dans le dos”, analyse-t-il.
“Les emplois qui ne se créent pas dans le secteur formel se créeront dans l’informel”
“Ce phénomène est inquiétant”, juge Benhima, car s’acquitter d’un impôt n’est pas perçu comme un acte citoyen. L’Etat doit donc réhabiliter la contribution citoyenne à la collectivité, en prônant le consensus, comme ce fut le cas lors des mises en conformité récemment actées au sein de certaines professions libérales : avocats, médecins ou notaires. Si ce travail n’est pas fait, si l’élargissement de l’assiette fiscale ne s’opère pas avec doigté, “les emplois qui ne se créent pas dans le secteur formel se créeront dans l’informel, et nous accentuerons cette fracture fiscale”. Mais cette dernière n’est pas l’unique barrière à l’essor du libéralisme marocain. On retrouve aussi les conséquences de la mondialisation sur l’économie domestique, phénomène ayant entraîné une raréfaction des opportunités d’embauche.
Fracture territoriale
“Le monde se robotise. Le facteur humain dans les entreprises s’est affaibli en tant que facteur de production. Résultat des courses, les entreprises génèrent des richesses mais créent de moins en moins d’emplois, ce qui participe à une stagnation du pouvoir d’achat. Il y a 20 ans, 1 point de croissance générait 40 000 emplois, aujourd’hui, il n’en génère que 20 000”, précise-t-il.
Cette mondialisation a également entraîné une fracture territoriale. “La littoralisation de l’économie marocaine s’accentue de plus en plus. Pendant longtemps, on a considéré taboue la notion du Maroc utile et du Maroc inutile, mais c’est la triste réalité”, déplore-t-il. Et de critiquer la stratégie d’uniformisation des régions menée par le gouvernement, aux dépens des atouts intrinsèques des territoires. “On dit qu’il faut avoir une zone franche d’exportation par région. Pas forcément ! Certaines auraient besoin de quatre, tandis que d’autres d’aucune. (…) On va perdre de l’argent, investir là où il ne faut pas, et appauvrir les zones qui ont besoin d’investissements publics pour être plus intégrées à la mondialisation”, martèle-t-il, citant le cas de Jerada. “On y a certes beaucoup investi en infrastructures, mais l’emploi n’a pas suivi. Il faut cibler les activités stratégiques de cet ensemble géographique, comme le secteur des mines”, déclare celui qui a été directeur de l’Agence de promotion et de développement des provinces du nord.
Fracture éducative
Quand les questions de nos abonnés portent sur la notion d’éducation et les polémiques actuelles concernant les langues de l’enseignement, le diagnostic est vite posé. “Le débat sur les langues d’enseignement, c’est de l’enfumage ! Le diagnostic n’est pas le bon. Le challenge c’est de reconstruire une machine éducative qui ait du sens, peu importe la langue dans laquelle le savoir est inculqué”, tranche Benhima. Quid du français ? “De la même façon qu’on a raté l’arabisation, le retour brutal au français avec des enseignants qui le maîtrisent mal et des élèves qui le maîtrisent encore moins bien, ne peut conduire qu’à l’aggravation de la fracture sociale”, estime-t-il. C’est une réintroduction imminente de la notion de travail et de mérite qu’il faut acter d’urgence. Or, cette éthique s’est perdue au fil des années, selon notre invité. “Un événement m’a marqué. Lors des recrutements que j’effectuais en tant que manager, 10% des candidats, en moyenne, produisaient de faux diplômes. Comment un jeune Marocain peut-il envisager son avenir en partant de diplômes factices ?” C’est donc en s’attaquant d’abord à ces fondamentaux et en renouant avec les valeurs de citoyenneté et de mérite que le Maroc peut rectifier sa trajectoire et, partant, engendrer un modèle de développement viable.
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