Les présidents des universités marocaines ne veulent plus rester à l’écart du débat sur la langue d’enseignement des matières scientifiques et techniques. Après une réunion de deux heures, tenue le 6 mars à El Jadida, la décision de la Conférence des présidents d’universités (CPU) du Maroc est prise à l’unanimité : il faut adopter l’article 31 du projet de Loi-cadre sur l’enseignement dans sa version actuelle. Ainsi, « l’enseignement des matières scientifiques en français à tous les niveaux d’éducation et de formation » est vivement recommandé, en attendant de baliser le terrain pour mettre en place « les conditions nécessaires pour un enseignement de ces matières également en anglais », indique la CPU dans un communiqué diffusé le 9 mars.
Une fracture linguistique
Pour donner son avis, la CPU, qui regroupe l’ensemble des universités marocaines, s’est basée sur des arguments à la fois « académiques et pédagogiques ». Pour Azzedine El Midaoui, président de l’Université Ibn Tofaïl de Kénitra, les universités marocaines souffrent d’un « taux de décrochage très important », d’un « taux de réussite très faible », et de la « désertification des filières scientifiques et techniques ». Cette situation est le résultat, entre autres, d’une fracture linguistique qui constitue un véritable handicap pour les étudiants. « Les matières scientifiques sont enseignées en arabe pendant les cycles primaire et secondaire, alors qu’à l’université ces matières sont enseignées en français, ce qui mène à un sentiment de frustration et d’inadaptation », explique l’universitaire.
Cette fracture concerne davantage les élèves issus des couches modestes, ce qui renforce la fracture sociale. « Aujourd’hui, la plupart des Marocains, surtout de la classe moyenne, préfèrent mettre leurs enfants dans des missions ou dans des écoles privées où l’enseignement des matières scientifiques est en langue française, alors que ceux qui n’en ont pas les moyens se trouvent contraints d’inscrire leurs enfants dans le secteur public » où l’enseignement de ces matières est dispensé en arabe regrette notre interlocuteur selon lequel « cette injustice touche 85% des enfants marocains inscrits dans le secteur public ».
Une orientation « forcée »
Le problème de la langue se pose avant même l’intégration des études supérieures. Pour le président de l’Université Ibn Tofaïl, la question de langue « est un facteur prépondérant dans l’orientation non volontaire des étudiants vers des filières relevant des sciences humaines ». Sans remettre en question la place des sciences humaines et sociales, l’universitaire explique que « l’évolution du pays à l’ère du digital, de l’évolution technologique et des changements extrêmement rapides du savoir nécessite la maîtrise de la science et de la technologie, mais surtout, des langues étrangères ».
Or, « seuls 12% de nos étudiants sont inscrits dans les filières scientifiques à l’Université et près de 30% des bacheliers scientifiques fuient ces branches faute de maîtriser leur langue d’enseignement. Sans compter que ceux qui s’y inscrivent peinent le plus souvent à décrocher leur diplôme dans des délais raisonnables et à atteindre un niveau d’excellence leur permettant de devenir des scientifiques confirmés », fait constater le communiqué de la CPU. Une situation qui perdure malgré la mise en place, en 2000, de la Charte nationale de l’éducation et de formation qui prévoyait de former 75% des étudiants dans les filières scientifiques et techniques et 25% dans des filières des sciences humaines et sociales, fait observer Azzedine El Midaoui.
L’inévitable langue anglaise
« Tout en rappelant son attachement indéfectible […] aux langues officielles» que sont l’arabe et l’amazigh la CPU souhaite attirer l’attention sur le fait que la science, la technologie et la connaissance sont majoritairement produites dans les langues étrangères, particulièrement l’anglais et le français. « Les matières scientifiques sont neutres sur le plan civilisationnel, elles doivent donc être enseignées en langue anglaise. Cela constitue notre ultime objectif » explique le président de l’Université Ibn Tofaïl.
Pour justifier cette ambition, l’argument de l’Académicien est probant : « 85% de la recherche scientifique, des publications, et des bases de données dans le monde sont en anglais ». Qui plus est, « la non-maîtrise de cette langue nuit au classement des universités marocaines à l’international, puisque nous disposons d’excellents chercheurs qui ne parviennent pas à publier en raison, notamment, de la barrière de la langue », argue notre interlocuteur. À titre d’exemple, Azzedine El Midaoui cite le Rwanda, pays francophone qui a décidé de privilégier la langue anglaise suite à la guerre civile qui l’a touché dans les années 1990. « Suite à ce changement, le taux de croissance du pays a nettement évolué, ainsi que le nombre de publications scientifiques des universités rwandaises et leur classement au niveau mondial », souligne le responsable.
Une voix de plus au débat
De Molière à Shakespeare, il y a un long chemin à faire. « On ne peut pas bousculer du jour au lendemain à l’anglais », cela nécessite « une préparation préalable surtout au niveau de la formation des enseignants », explique Azzedine El Midaoui. Par ailleurs, ce processus est déjà enclenché grâce à la Vision stratégique de la réforme 2015-2030 qui a insisté sur l’intégration de l’anglais à partir du primaire, et au chantier de la réforme pédagogique nationale en cours de mise en œuvre au niveau des universités. Conformément à ce chantier, « la première année sera consacrée à la maîtrise de la langue française. Les étudiants ayant un bon niveau en français seront amenés à maîtriser la langue anglaise », en plus « au niveau du cursus universitaire, un module de langue sera intégré, dans lequel on passera du français vers l’anglais », rassure notre interlocuteur.
Cette prise de position des présidents d’université pourrait donc contribuer au débat qui a lieu depuis plus de quatre mois au parlement concernant la loi-cadre sur l’enseignement . Au sein de l’hémicycle, le texte n’a pas franchi le cap de la commission parlementaire en raison de l’opposition affichée par le PJD et l’Istiqlal concernant l’introduction de la langue française dans l’enseignement des matières scientifiques et techniques.
En l’absence d’accord sur ce texte, il a été décidé créer une sous-commission parlementaire où chaque parti est représenté par deux de ses membres, afin de trouver un consensus sur la question des langues d’enseignement. La prochaine réunion de cette sous-commission est prévue le 18 mars avec l’ambition de délivrer cette loi et résoudre cette question épineuse et déterminante pour l’avenir du système éducatif marocain.