Discret et inconnu du grand public, le fonds Ithmar Capital a été propulsé au-devant de la scène le 7 février, lorsque Mohammed VI a nommé Obaid Amrane comme nouveau directeur du véhicule d’investissement. Lancé en 2011 pour épauler le chancelant Plan Azur, ce fonds touristique, transformé en cours de route en fonds souverain, lorgne désormais d’autres projets stratégiques, comme le faramineux projet de gazoduc Maroc-Nigéria. Mais en a-t-il vraiment les moyens? Quels sont ses faits d’armes et son bilan ?
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Du côté d’Ithmar Capital, le silence est la règle. “Vu que je viens de quitter le poste, il m’est impossible de répondre à vos questions”, se justifie l’ex-directeur général du fonds. Même topo auprès d’un ex-ministre des Finances, qui a siégé dans son conseil d’administration. “Je ne peux rien vous dire malheureusement”, lance le haut commis de l’Etat en se gaussant. “Je ne peux vous parler qu’en off, vu la qualité des dirigeants du fonds”, répètent, prudents, les rares sources qui ont accepté de témoigner.
Quant au conseiller royal Yassir Zenagui, il n’a pas donné suite à notre demande d’entretien. Depuis quelques jours, il a cédé sa place de président du conseil d’administration au ministre des Finances, Mohamed Benchaâboun. Le sujet de ce fonds, qui cumule les déficits depuis sa création et veut désormais tourner le dos à sa vocation première (le tourisme), est-il si sensible ?
Il faut sauver le Plan Azur
On est fin 2010 lorsque Yassir Zenagui, alors ministre du Tourisme, dresse le bilan de la Vision 2010, qui aspirait à lancer simultanément six stations balnéaires dans plusieurs régions du royaume, soit quelque 90.000 lits pieds dans l’eau. Le hic, c’est que, désertées par les opérateurs privés, toutes les stations du Plan Azur étaient pour ainsi dire à l’abandon. La même année, l’ancien trader concocte sa propre stratégie “Vision 2020”, dont le coût est estimé à 150 milliards de dirhams.
Pas question cette fois-ci de ne compter que sur le privé pour mettre en marche la nouvelle stratégie touristique. C’est dans ce contexte que voit le jour le Fonds marocain de développement touristique (FMDT), l’ancêtre d’Ithmar Capital. Doté d’un capital de départ de 1,5 milliard de dirhams – à hauteur des deux tiers par l’Etat et d’un tiers par le Fonds Hassan II -, la société se donne pour vocation d’investir dans “des projets devant, d’une part, ressortir des domaines de développement des infrastructures hôtelières, d’animation, de loisir et de tourisme d’affaires ainsi que d’infrastructures culturelles à caractère touristique et, d’autre part, produire un fort impact sur l’économie nationale et avoir une rentabilité financière pour les investisseurs”, est-il écrit dans le décret autorisant la création du FMDT, publié au Bulletin officiel en mars 2011.
Les premiers investissements prévus : “la participation dans les sociétés de projets d’hôtels et d’infrastructures d’animation au niveau, notamment, des stations Saïdia, Mogador et Lixus ainsi que le lancement d’études pour de grands projets d’animation tels que le musée de Tanger, la cité des loisirs d’Agadir et le palais des congrès de Marrakech”, précise le texte. Optimistes, les responsables du fonds tablent sur un résultat net de 5 millions de dirhams dès 2012 “pour atteindre près de 1,8 milliard de dirhams en 2020” et sur un taux de rentabilité interne de 6,3%.
L’avenir contredira tous les calculs du fonds. Dès 2012, loin des 5 millions de dirhams promis, le FMDT essuie une perte de 17 millions. Mais cela ne dissuade pas outre mesure le management du fonds, à en croire le rapport sur le secteur des établissements et entreprises publics (EEP) accompagnant la Loi de Finances de 2015, qui explique que “l’introduction de nouveaux projets se fera au rythme de 4 à 6 projets par année jusqu’en 2020”.
“Le résultat net du fonds Ithmar est toujours déficitaire et ce, depuis sa création en 2011”
Qu’en est-il de leur rentabilité ? Bis repetita : “Le FMDT prévoit la réalisation de résultats positifs à partir de 2015 pour un résultat net de 90 MDH qui passera progressivement à 1,267 MDH en 2026. Quant au versement des dividendes, le Fonds envisage de distribuer un total de 1,534 MDH sur la période 2015-2026”, indique le document. Il n’en est toujours rien. Et c’est encore le ministère des Finances qui le dit: “Depuis sa création en 2011, le Fonds a réalisé sept prises de participation au niveau de sept sociétés projets avec un total d’investissement de 1,8 milliard de dirhams (…) Le résultat net du fonds est toujours déficitaire et ce, depuis sa création en 2011. Ainsi, la perte nette enregistrée en 2017 a atteint 42,5 millions de dirhams et le chiffre d’affaires net était nul”, détaille le rapport sur les EEP (établissements et entreprises publics) accompagnant le PLF de 2019. Autre indicateur : alors que le fonds tablait sur un capital de 15 milliards de dirhams à l’horizon 2020, il se satisfait aujourd’hui de 3 milliards.
La malédiction du balnéaire
Sitôt créé, le FMDT tente d’épauler les stations de Saïdia et de Taghazout. Mais c’est sur Wessal Capital que Zenagui met le paquet, orientation royale oblige. “Le fonds Wessal Capital est une initiative du roi Mohammed VI, qui voulait créer un véhicule d’investissement dans un esprit de coopération Sud-Sud”, expliquait l’ancien directeur du fonds, Tarik Senhaji, dans un entretien accordé à Jeune Afrique en 2014. Composé du FMDT et des fonds souverains Al Ajial du Koweït, Aabar des Emirats arabes unis et plus tard le Saoudien Public Investment Fund, Wessal Capital compte quatre sociétés où le fonds marocain participe à hauteur de 20%: Wessal Capital Asset management, Wessal Bouregreg, Wessal Casa-Port et Wessal Tangier Marina. Projets qui annoncent pêle-mêle des hôtels de luxe dans les trois villes, des résidences, des locaux pour bureaux et commerces, des marinas, un théâtre, des musées d’histoire, une librairie des sciences…
Toujours ambitieux, le fonds s’est associé en 2017 au fonds d’investissement du Qatar QInvest pour lancer Oryx Capital, une société appelée à créer une station de ski à Oukaïmeden et déterrer le projet de station balnéaire “Plage blanche” à Guelmim. Là encore, rien n’a été réalisé. Et ce n’est pas par manque de moyens. En effet, le rapport sur les EEP de 2019 fait remarquer que, sur un investissement prévisionnel d’un milliard de dirhams en 2017, Ithmar Capital n’a réalisé que 24 millions de dirhams, soit un taux de 2%. “Cette baisse est due à la non-réalisation des investissements relatifs à la libération du capital pour la station touristique Saïdia (SDS) et la station touristique Taghazout (SAPST) ainsi qu’aux projets Mogador, HPA et centre de conférences à Tanger”, révèle le document. Et de préciser que “les faibles performances dégagées par rapport au business plan et la dégradation du résultat net du fonds est la conséquence de la nature du portefeuille des participations et des charges y associées.”
Ainsi fonds, fonds, fonds…
Pourquoi le fonds rechigne-t-il à libérer le capital pour les stations touristiques? Il faut dire qu’en 2016, le FMDT s’est transformé, discrètement, en fonds d’investissement sous le nom d’Ithmar Capital. Une source proche du fonds nous avait, alors, expliqué que le fonds s’intéressait désormais aux “secteurs de l’industrie et les énergies renouvelables”, non sans préciser que le tourisme ne serait pas “abandonné”. “Je ne peux pas dire qu’ils abandonnent le tourisme. Ils investissent quand ils voient de la rentabilité. On nous disait: ‘Donnez-nous les projets qu’on va étudier et le cas échéant les financer’”, se souvient l’ex-ministre du Tourisme, Lahcen Haddad.
“Je pense qu’ils se sont rendu compte qu’il y a un gros problème de rentabilité parce que les stations du Plan Azur, structurellement, posent un certain nombre de problèmes”
Qu’en est-il aujourd’hui ? “Il faut dire que la CDG se démène seule à Saïdia et Taghazout, comme le montre le ministère des Finances. Pourquoi Ithmar ne débloque-t-il pas l’argent pour ces stations, sans l’investir nulle part”, lance une source proche de la CDG, qui regrette au passage l’absence de communication du fonds. “C’est un sujet délicat, car vous savez à quel niveau est dirigé ce fonds. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais Ithmar été créé pour accompagner les stations du Plan Azur, et je sais que certaines stations sont en grande difficulté du fait de la défection de ce fonds. Saïdia est celle qui en souffre le plus”, témoigne un haut responsable qui accompagnait la vision touristique. Même son de cloche auprès de cette source proche de la CDG : “Je pense qu’ils se sont rendu compte qu’il y a un gros problème de rentabilité parce que ces stations, structurellement, posent un certain nombre de problèmes. Cela dit, c’est un fonds qui n’assume pas sa vocation, celle d’épauler le tourisme.”
Mais le fonds souverain ne cache plus sa nouvelle vocation et ses appétits naissants pour le secteur des énergies. Preuve en est le profil du nouveau directeur Obaid Amrane, qui a passé près de neuf ans au sein de Masen. “Ithmar cherche d’abord la rentabilité. Il a longtemps tergiversé avant de se rendre compte qu’il faut changer de voie. Quand on a de l’argent qu’on ne sait pas où mettre dans le tourisme, il vaut mieux investir ailleurs. D’autant que le Palais semble déçu du bilan touristique”, estime un responsable qui a accompagné plusieurs stations du Plan Azur.
Paroles, paroles, paroles
L’énergie serait donc le nouveau cheval de bataille d’Ithmar ? Fin 2016, Ithmar Capital avait déjà apposé sa signature aux côtés de la Nigeria Sovereign Investment Authority pour le financement du gazoduc Nigéria-Maroc. Ce “mégaprojet (…) sera conçu avec la participation de toutes les parties prenantes, dans le but d’accélérer les projets d’électrification dans toute la région de l’Afrique de l’Ouest, servant ainsi de base pour la création d’un marché régional compétitif de l’électricité, susceptible d’être relié au marché européen de l’énergie, de développer des pôles industriels intégrés dans la sous-région dans des secteurs tels que l’industrie, l’agrobusiness et les engrais, afin d’attirer des capitaux étrangers, d’améliorer la compétitivité des exportations et de stimuler la transformation locale des ressources naturelles largement disponibles pour les marchés nationaux et internationaux”, s’enthousiasmait le fonds chapeauté alors par Yassir Zenagui.
Deux ans plus tard, c’est l’Onhym, avec son homologue nigérian, Nigerian National Petroleum Company, qui a lancé l’appel d’offres pour la première phase d’études, marché remporté par la société britannique Penspen. Du côté d’Ithmar Capital, c’est silence radio.
Pourtant, sa transformation en fonds souverain le soumet, depuis qu’il a rejoint le Forum mondial des fonds souverains, à des principes de transparence, appelés “Principes de Santiago”. Parmi lesquels “l’approche générale des opérations de financement, de retrait et de dépenses du Fonds souverain doit être soumise à des politiques, règles, procédures et dispositifs clairement établis et relevant du domaine public”, dispose le principe 4, auquel la société marocaine dit se conformer, selon les informations publiées sur le site du “International Forum of Sovereign Wealth Funds”. Sur le même site, Ithmar précise ouvertement que son champ d’activité s’étendait à l’énergie et à l’industrie.
Sa stratégie sur ces secteurs ? Là encore, aucun détail n’est donné. En septembre 2018, lors du sommet international des fonds souverains à Marrakech, le désormais ex-directeur d’Ithmar, Tarik Senhaji, promettait de s’ouvrir à la presse pour calmer les critiques sur l’opacité du fonds. “Les portes d’Ithmar seront ouvertes aux journalistes”, lançait-il lors du sommet de la ville ocre. Promesse restée sans lendemain.
Portrait express: Obaid Amrane
La nomination d’Obaid Amrane, le 7 février, comme DG d’Ithmar Capital a pris tout le monde de court. Discret, l’homme faisait très rarement parler de lui dans la presse. Si bien que même l’agence officielle MAP s’est trompée en orthographiant son nom dans sa première dépêche en français. Atypique, sa carrière, passée en grande partie dans le public, l’a mené en 2010 à Moroccan agency for sustainable energy (Masen), où il a siégé comme membre du directoire jusqu’à sa nomination le 7 février. Doté d’une double formation d’ingénieur agronome à l’Institut agronomique vétérinaire Hassan II et en finances à l’Inspection générale des finances, ce quadra, père de deux enfants, a roulé sa bosse comme inspecteur des finances, chef de service de la restructuration de la dette, puis chef de la division du crédit à la direction du Trésor. L’homme a aussi été directeur général de la filiale marocaine du groupe français Banque Populaire Caisse d’Epargne.
Fonds souverain: c’est quoi, au fait?
Quel intérêt pour le Maroc de se doter d’un fonds souverain ? Détenus par les Etats, les fonds souverains sont des véhicules d’investissements dont la gestion obéit à des critères de rentabilité. Développer l’économie, booster la croissance, accueillir des capitaux, le tout en optimisant la gestion des finances publiques, voilà en gros l’objectif d’un fonds souverain. “Il existe différents types de fonds souverains, selon la classification du FMI. Il y a le fonds de stabilisation, le fonds intergénérationnel ou encore le fonds stratégique d’investissement, et c’est ce dernier qui nous intéresse. C’est la classe de fonds qui est aujourd’hui la plus active (…) Depuis la crise financière, il y a eu un besoin de relancer la croissance mondiale et cela s’est fait à travers la création de ces fonds stratégiques”, détaillait, en septembre 2018, l’ex-directeur d’Ithmar Capital, Tarik Senhaji, au quotidien Les Inspirations Eco. Depuis dix ans, le FMI encadre les objectifs et la finalité des fonds souverains à travers 24 principes, connus sous le nom des “principes de Santiago”. Lesquels peuvent se résumer en un seul mot: la transparence.
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