Huit ans après la révolution, le président tunisien poursuivi pour abus de pouvoir

Une plainte contre le président Béji Caïd Essebsi a été déposée, par des ONG, pour abus de pouvoir après une grâce accordée à un cadre du parti co-fondé par le chef de l'Etat, dans une affaire de corruption remontant à l'avant-révolution. Huit ans après sa révolution de Jasmin, l'affaire questionne sur la transition entamée par la Tunisie.

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Le président tunisien Beji Caid Essebsi. Crédit : HO / TUNISIAN PRESIDENTIAL PRESS / AFP.

Huit ans, l’âge de raison ? À l’heure de commémorer la date du 14 janvier 2011, et la chute de Zine El Abidine Ben Ali après 23 années de règne sans partage, la Tunisie est partagée et le huitième anniversaire de sa révolution tunisienne laisse un goût entre le pessimisme et l’inachevé. Une économie en berne, des tensions socio-économiques prégnantes et une transition démocratique encore fragile. Dans les grandes artères de Tunis et des autres villes, le terme même de « révolution » prête au débat.

Preuve en est, la situation que traverse le Président Béji Caïd Essebsi. À 93 ans, le plus vieux chef d’Etat élu au monde est poursuivi en justice pour abus de pouvoir. Le 11 janvier, trois organismes ont déposé un recours pour excès de pouvoir, assorti d’une demande de sursis à exécution à l’encontre du vieillissant chef d’État. En cause ? Une grâce présidentielle, accordé le 10 décembre au profit d’un membre de son parti et perçue dans le pays comme un acte d’ingérence au détriment de l’intérêt national.

Divorce à la tunisienne

La polémique a agité l’automne du pays du jasmin et s’est même trouvé un visage : Borhen Bsaies. Cet ancien propagandiste de Ben Ali est, suite à la chute de ce dernier, venu garnir les rangs du parti Nidaa Tounes, co-fondé par Essebsi. En octobre, il avait été condamné en première instance et en appel à deux ans de prison pour des accusations d’emploi fictif au sein de la Société tunisienne d’entreprises de télécommunication (Sotetel), du temps où il oeuvrait dans le régime de Ben Ali.

Mais après deux mois derrière les barreaux, Borhen Bsaies est libéré suite à une grâce présidentielle. En Tunisie, la décision ne passe pas. Dans un premier temps, l’Association des magistrats tunisien (AMT) a crié au scandale, parlant d’ingérence de l’exécutif dans le système judiciaire. Par la voix de son président Anas Hamadi, l’AMT décrit la décision en « contradiction avec l’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs et le respect des Institutions et de l’intérêt public ». Une collusion qui, selon lui, restera « un point noir de l’histoire de la justice en Tunisie« .

« Soucieux du respect de l’Etat de droit, vigilants à la redevabilité des institutions de l’Etat à servir l’intérêt public et agissant contre la corruption et la culture de l’impunité, les plaignants ont eu recours à la justice administrative« , informe l’association Al Bawsala dans un communiqué. « Organisation de redevabilité et de politique publique non partisane » créée après la révolution, cet organe est à l’origine du recours en justice contre le président tunisiena, aux côtés de l’ONG I-Watch et du rédacteur en chef du média collaboratif Nawaat. « La décision présidentielle contestée est motivée par des intérêts partisans allant à l’encontre (…) des valeurs de justice, d’équité et de bonne gouvernance dans une Tunisie gangrenée par la corruption« , ajoute le communiqué.

Morosité

La situation, cumulée aux récentes manifestations qu’ont connues plusieurs villes tunisiennes, place le président Essebsi dans une position inconfortable. D’autant que 2019 se dessine comme une année charnière, avec des élections présidentielles et législatives inscrites à l’agenda. Si Essebsi n’a toujours pas indiqué s’il briguait un second mandat, son héritage politique pose question. Le parti qu’il a créé et qu’il a mené au pouvoir, en 2014, se disloque et perd du terrain, notamment face au mouvement Ennahdha, la tendance islamiste conservatrice. Cette dernière est sortie renforcée des municipales du mois de juillet, où 130 mairies lui sont revenus.

Au lendemain de son élection, le président avait décidé de tendre la main au parti islamiste. Une ouverture mal vécue par toute une frange des progressistes tunisiens, bien que saluée par d’autres. Dès lors, le parti Nidaa Tounes, dirigé par le fils du président, Hafedh Caïd Essebsi, ne constitue plus que le troisième groupe au Parlement.

Alors que des réformes et des changements de société se font encore attendre huit ans après la révolution, la morosité guette la Tunisie. Encore marquée par les attaques terroristes du Musée du Bardo et de la station balnéaire de Sousse, en mars et juin 2015, la Tunisie vit au rythme d’une politique d’austérité, encouragée par le FMI. Néanmoins, le tableau n’est pas tout noir pour autant. La Tunisie s’est distinguée par certaines avancées sur un plan sociétal, criminalisant le racisme à l’automne dernier, en attendant que l’exécutif fasse valoir, prochainement, le très attendu projet de loi instaurant l’égalité entre les sexes, notamment en matière de succession.

« Le dinar ne vaut plus rien »

La crise qui a poussé dans la rue une large partie de la jeunesse, en décembre 2010, persiste. La transition économique peine à s’opérer, le taux d’inflation atteint les 8% alors que le chômage stagne à 15,5%. Une impasse qui touche particulièrement la jeunesse, première candidate à l’exil dans l’espoir d’un quotidien meilleur. « Le fait qu’il y ait un désespoir des jeunes, m’inquiète beaucoup, explique Messaoud Romdhani, président du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, à RFI. La fuite des cerveaux, c’est un des problèmes de la Tunisie moderne. Je crois que nous sommes à une croisée des chemins. Cette révolution ne peut réussir que si les problèmes sociaux se résolvent. Sinon, tout pourrait basculer. »

Sans parler de bascule, le président s’est lui-même fendu, le 14 janvier, d’une sortie pour le moins étonnante. « Le dinar ne vaut plus rien« , a-t-il déclaré en commentant la détérioration du pouvoir d’achat en Tunisie. Désaveu ou pragmatisme ? Cette déclaration à l’occasion du 8ème anniversaire de la révolution interroge. Quelques heures plus tôt, il avait appelé à boycotter la grève générale prévue jeudi dans la fonction publique à l’appel de l’UGTT, principale force syndicale tunisienne. « Il est nécessaire d’empêcher ou de limiter ces mouvements de grève », a-t-il déclaré à l’occasion d’une exposition en hommage à la révolution au musée du Bardo à Tunis.

Attendue, cette grève concernera essentiellement la fonction publique du pays, avec pour revendication principale une revalorisation salariale. Des négociations sont toujours en cours entre l’UGTT et le gouvernement de Youssef Chahed, Premier ministre à qui est prêtée une ambition présidentielle. En cette année électorale, la Tunisie devra se faire une raison pour tenir les promesses de sa révolution.