Tanger, mirage queer des années 1950

Il fut un temps où la ville était un paradis — très artificiel — pour les artistes américains gays, fuyant le conservatisme de leur pays. Plongée dans le  mythe queer et orientaliste du Tanger des années 1950. 

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De gauche à droite, Gregory Corso, Paul Bowles et William Burroughs à Tanger en 1961. Crédit: DR

« Un exotisme exacerbé. » On sent percer comme un agacement. Simon-Pierre Hamelin, gérant de la mythique Librairie des Colonnes du boulevard Pasteur, parle d’un « syndrome Tanger », comme on pourrait parler du syndrome de Jérusalem qui consiste, en gros, à perdre tout contact avec la réalité en arrivant dans la Ville Sainte, étant submergé par l’ambiance religieuse qui imprègne la ville. « On reçoit un nombre délirant de touristes sur les traces de William Burroughs, Allen Ginsberg, Truman Capote… C’est une sorte de pèlerinage. » Le Tanger de la fin des années 1940 jusqu’au début des années 1950 a permis la cristallisation d’un écriture crue, entre prostitution homosexuelle et trafic de drogue. « Ces auteurs fuyaient l’Amérique conservatrice pour se réfugier dans une ville peu chère, où tous les interdits étaient autorisés pour les étrangers. C’est le seul endroit au monde arabe connu pour ce phénomène », explique Simon-Pierre Hamelin. 

Le jour, ces beatniks se rejoignent au Café de Paris ; la nuit, ils se payent un prostitué ou une ligne de coke avant de s’échouer dans leur chambre d’hôtel, le Muniria. C’est d’ailleurs là, « au numéro 16 ou 18 » que William Burroughs écrit Le Festin nu, oeuvre tantôt maudite, tantôt vénérée. « Il venait pour la drogue et la prostitution, peu chères. Son oeuvre parle au final peu de Tanger et des Marocains, bien qu’il y soit resté plusieurs années ». L’auteur gay raconte : « c’est à Tanger que j’ai rêvé d’une folie aussi crédible. Oui, un écrivain aux prises avec ses propres démons, comme moi quand je marchais tard dans la nuit, ivre et perdu dans les ruelles du soco. Oui, ce festin était le mien aussi ».

Stéréotype orientaliste 

Xavier Garnier, auteur de Le Tanger expérimental de William Burroughs éclaircit : « Le narrateur a une relation homosexuelle tarifée et suivie avec un adolescent. » Selon le professeur à l’université de la Sorbonne, spécialisé en littératures française et francophones, « Le statut de zone internationale de Tanger a favorisé la liberté des flux d’argent, l’absence d’un Etat-contrôleur, la possibilité de jouer avec les règles bureaucratiques, l’indétermination identitaire des populations d’origine européenne, beaucoup de fugitifs, de parias… Burroughs parle même d’interzone concernant la ville. On y vit dans les interstices et dans les failles des systèmes centralisateurs et des appareils de pouvoir. »

D’autres auteurs américains queer débarquent à Tanger dans le sillage de Burroughs : Truman Capote, Allen Ginsberg et Jack Kerouac. « Pour eux, Tanger était synonyme de vacances. Ils s’y encanaillaient quelques semaines, sans jamais s’immerger dans la population locale. Toujours poussés par un élément économique dont on ne parle jamais », explique Simon-Pierre Hamelin. Truman Capote aurait même fêter son anniversaire dans les Grottes d’Hercule. La ville est fantasmé, à l’instar du séjour de Jack Kerouac, chef de file de la Beat Generation : « On en parle comme un pilier littéraire de Tanger, or il n’est resté qu’une semaine ! », s’amuse le libraire. 

Abdellah Taïa, l’un des premiers écrivains marocains a affirmer publiquement son homosexualité dans les médias et ses livres, va plus loin. « C’est de l’orientalisme, du colonialisme même. Le mouvement queer de Tanger n’est qu’un mythe, créé par une bande de dégénérés de l’Occident, une colonie artistique qui a sexualisé les corps des marocains sans jamais s’intéresser à la vie des homosexuels locaux. Moi, en tant que marocain, ça me donne envie de vomir. » Même Paul Bowles, écrivain et compositeur qui passa 52 ans de sa vie au Maroc a « renforcé un certain type d’orientalisme par la culture. Il est venu à Tanger pour se changer de la modernité de l’Occident, mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que les Marocains étaient dans leur modernité à eux ! » Et de préciser, non sans une pointe d’ironie : « La femme de Bowles, lesbienne, devait trainer dans les souks ; lui, gay, dans les bars à chicha. » Se pose alors la question, épineuse, de la responsabilité sociale de l’artiste. « Ces auteurs n’ont pas du tout préparé le terrain à une quelconque révolution queer au Maroc », insiste l’auteur de Celui qui est digne d’être aimé, qui continue cependant à apprécier, non sans amertume, les oeuvres de ces auteurs adulés.  


Et aujourd’hui ? Avec sa scène créative bouillonnante, Tanger est redevenue, ces dernières années, une destination ensorcelante pour les jeunes Européens, qui recherchent au détour d’une ruelle de la médina les vestiges de la beat generation. Même le très branché cinéaste américain Jim Jarmuch, a « prolongé ce mythe orientaliste » avec Only Lovers Left Alive, sorti en 2014. Abdellah Taïa explique : « On laisse de côté les Marocains, ou alors ils apparaissent seulement comme des silhouettes menaçantes, et on réactive encore le mythe queer de Paul Bowles et ses amis. Allons au Maroc jouer aux dégénérés ! Tanger est un décor, un fantasme. Et pour le dire crûment:  un endroit de sexe pour les Occidentaux. »