C’est un pied de nez en règle, perceptible jusque dans l’appellation de ce détournement de BeIN Sport : BeOutQ. De manière à peine voilée, l’opérateur satellitaire Arabsat basé en Arabie Saoudite diffuse, depuis plusieurs mois, les 16 chaines de la célèbre chaîne sportive qatarie de manière pirate.
Le détournement est d’une ampleur jamais vue. Chez BeIN, propriété de l’État du Qatar, on a même parlé du « piratage le plus important de l’histoire de l’industrie des retransmissions sportives ». Juste avant le Mondial russe, BeIN s’était fendu d’un tweet, ne laissant aucun doute sur sa détresse et la gravité de la situation perçue à Doha : « Ne participez pas au crime! »
القرصنة جريمة ❌ Piracy is a crime #beoutQ #piracy #bein #beinsports #beone #hadhami #tv #tvnews #latestnews #news #qatar #SaudiArabia #broadcast #channel #EPL #ligue1 pic.twitter.com/MreSiR5yK0
— Hadhami Ajimi حذام (@AJHadhami) August 16, 2018
Le poids des mots, mais aussi et surtout, le choc de l’image. Car derrière cette histoire de piratage, de droits de diffusion et de sommes astronomiques en jeu, un autre match se joue. Celui-là, sur fond de guerre d’influence et de querelle diplomatique entre les deux États du Golfe en pleine crise : l’Arabie Saoudite et le Qatar.
Siphonner les recettes
Il y a d’abord la face visible. Les chaines BeoutQ reprennent la quasi intégralité des programmes de BeIN Sports dans la région MENA. La qualité de retransmission reste similaire, en haute définition, avec seulement un léger retard d’une dizaine de secondes par rapport au direct. Mais lorsque la pub arrive, le signal retransmis est bien différent. BeOutQ ne diffuse pas les pubs de la chaine qatarie, mais bien des spots qui tourne le Qatar en dérision et minent l’organisation du prochain Mondial 2022 par l’émirat.
Pour recevoir BeOutQ, il faut se procurer un de ses récepteurs fabriqués en Chine. Ils ont d’abord fait irruption dans les boutiques électroniques saoudiennes, avant de gagner progressivement les autres pays de la péninsule arabique puis le Maghreb. Au Maroc, ces boîtiers sont commercialisés à partir de 400 dirhams, bien en deçà des 2600 dirhams annuels d’abonnement à BeIN. Le flux BeOutQ est également intégré dans de nombreux bouquets d’IPTV et en streaming pirate, le rendant particulièrement accessible.
Or, la diffusion de BeoutQ a commencé en octobre 2017, soit moins de quatre mois après la rupture des relations entre les deux pays du Golfe. Cette rupture avait été rapidement suivie de mesures de Riyad pour imposé un blocus à Doha. Parmi ces mesures, figuraient notamment le retrait des licences de BeIN Sports et l’interdiction de vente de ses décodeurs en Arabie saoudite. Le groupe audiovisuel qatari avait alors annoncé, dès mai 2017, avoir perdu 17% de ses abonnés dans la péninsule arabique. Soit des centaines de millions de dollars de perte.
Le softpower qatari menacé
Un piratage qui met à mal BeIN, vecteur du softpower qatari. « Le Qatar réfléchit en cercle concentrés, d’abord en satisfaisant les populations autochtones, puis en portant son action vers le périmètre MENA, qui relève d’un enjeu central pour le pouvoir », explique Nabil Ennasri, docteur en sciences politiques et directeur de l’Observatoire du Qatar.
Selon lui, le pays a la « volonté de séduire et rallier à sa cause le monde arabe », notamment depuis 2011 et les Printemps arabes, lorsque l’émirat voyait dans ses révoltes populaires une situation lui permettant de placer ses pions sur l’échiquier arabe. « Le pays, qui ne peut jouer sur le hard power, met l’accent sur sa volonté d’acquérir à sa cause le maximum de consciences », poursuit Nabil Ennasri.
Une illustration de ce ce tropisme a été apporté lors de la dernière édition de la Coupe du monde en Russie, qui a vu la participation de quatre pays arabes : l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Tunisie et le Maroc. Une opportunité a priori pour BeIN MENA. Mais constatant que les téléspectateurs arabes se tournaient vers l’IPTV (TV diffusée par Internet, NDLR) davantage que vers son couteux flux satellitaires, BeIN a annoncé la diffusion gratuite de 22 rencontres dans lesquelles jouaient ces quatre pays arabes. La SNRT avait même pu diffuser ces 22 matchs sur la première chaine marocaine sur son propre réseau, après un accord avec le Qatar.
« Impact dévastateur et irréversible »
Pour Doha, il ne fait aucun doute que Riyad se cache derrière ce piratage. « Le signal pirate est transmis par le fournisseur satellite basé à Riyad, Arabsat, dont le principal actionnaire est le Royaume d’Arabie saoudite, expliquait Tom Keavenu, directeur général de BeIN Media Group. Cette opération est le fruit de moyens et de connaissances industriels et est financée par plusieurs millions de dollars. »
Des accusations balayées par les principaux concernés, qui ont annoncé, le 22 juin, avoir confisqué 12 000 boîtiers. « L’Arabie Saoudite prend cette affaire au sérieux, réagissait Saoud al-Qahtani, l’un des conseillers du prince héritier Mohammed Ben Salmane. Notre pays respecte la question de la protection des droits intellectuels et les conventions internationales à ce sujet. »
Le 16 août, Arabsat, l’opérateur satellite dont le principal actionnaire est l’État saoudien, publiait une étude menée par sept experts « indépendants ». Objectif : prouver qu’elle n’est en rien impliquée dans les retransmissions de BeoutQ. Dans le même temps, BeIN déclare « avoir des preuves irréfutables » sur l’implication d’Arabsat après avoir mandaté une enquête auprès de trois sociétés internationales de sécurité numérique : Cisco Systems (États-Unis), Nagra (Suisse) et Overon (Espagne).
Aussi, le 1er octobre, le groupe BeIN poursuivait l’Arabie saoudite à Genève, devant l’Organisation mondiale du commerce, pour réclamer un milliard de dollars en réparation d’un « piratage de masse ».
« Nous sommes injustement utilisés en tant que pions dans un conflit politique régional de plus grande envergure, détaillait Sophie Jordan, directrice exécutive des affaires juridiques de BeIN Media Group. Ce cas présente des implications qui vont bien au-delà de BeIN. BeoutQ a initié, en Arabie, un véritable fléau d’actes de piraterie qui, à moins de voir l’ensemble de l’industrie du sport, du divertissement et de la retransmission prendre position, aura un impact dévastateur et irréversible. »
Sports et médias, instruments du soft power
L’influence de BeIN et la chaîne Al Jazeera sont au coeur de la stratégie d’influence du Qatar qui compte moins de trois millions d’habitants. « C’est l’une des pommes de discorde majeure entre le Qatar et ses voisins, relève Nabil Ennasri. Dès l’arrivée du cheikh Hamad Al-Thani, en 1995, l’une de ses premières décisions pour réclamer son indépendance a été le lancement de la chaîne Al Jazeera, un an après. C’est l’un des premiers levier activé par Doha pour devenir un acteur majeur dans la région ».
Le sport est venu par la suite, notamment en obtenant l’organisation de la Coupe du monde 2022, mais aussi avec l’acquisition du Paris-Saint-Germain en 2011. « L’audience du Qatar a été décuplée depuis l’achat du PSG et la volonté d’en faire une marque mondiale », poursuit le docteur en sciences politiques.
À l’instar du Qatar, l’Arabie saoudite cherche à diversifier son économie, trop dépendante du pétrole. Et Mohammed Ben Salmane a affiché sa volonté d’investir dans les secteur des divertissements et du sport. Face à la concurrence du Qatar, des Émirats arabes unis, propriétaires de Manchester City, voire du Bahreïn qui possède son circuit de Formule 1, le royaume des Saoud joue des coudes pour se frayer une place dans le milieu du sport-roi notamment.
« L’Arabie saoudite cherche une vitrine sportive qui puisse justifier de sa capacité à influencer dans le milieu sportif », explique encore Nabil Ennasri. Récemment, les rumeurs d’acquisition du club anglais Manchester United se faisaient persistantes, mais l’ombre de l’affaire Khashoggi rattrape les Saoudiens. « L’affaire du journaliste assassiné rend l’Arabie saoudite vulnérable. Aujourd’hui aucun club n’accepterait de se faire acheter par le Royaume et risquerait de traîner cette affaire durant de longs mois, » pour Nabil Ennsari.