Si elle continue à rosser à mains nues, c’est qu’elle est convaincue que les premières amours sont éternelles. El Hajja, née Hlima Aït Tik, chante depuis ses débuts la même playlist avec ses rengaines et ses ritournelles. Elle est la gardienne d’un temple où la aïta à l’encens chaâbi sent la belle parade. Avec rigueur et opiniâtreté. Elle est la voix du classique, le tarab du genre. Son public “raffiné” l’en remercie en la portant en haut d’une affiche tapissée d’amour. Les foyers les plus huppés du pays, notamment rbatis, se l’arrachent pour les noces de leurs rejetons. Elle enchaîne les générations et reste l’amie, la sœur, la maman, l’idole. Elle collectionne les baise-fronts à longueur de ses apparitions. Elle est la Hajja vénérée, respectée et courue. Sa maladive discrétion, qu’elle entretient depuis des décennies, ne fait que la rendre plus mystérieuse. Les médias ? Ils ne sont pas obligés de la rencontrer pour parler d’elle. C’est ainsi. Nous l’approchons par le biais de son fils Tarik Ainas (dit, professionnellement, Tarik El Amir) qui donne de la voix à sa place, assurément par un souci de protection. Il est son pianiste, son chef d’orchestre, son manager, son négociateur, son porte-parole… son couteau suisse. Il est aussi soliste dans différents groupes à Mulhouse, en France, où il vit en alternance depuis dix-sept ans.
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Hlima flirte avec l’authenticité en dédaignant le surfait. Elle est la cheikha du pur et non du cru
Sa mère, cette femme qui tutoie plus l’antiquité que la brocante, flirte avec l’authenticité en dédaignant le surfait. Elle est la cheikha du pur et non du cru. Elle suggère et laisse fantasmer. “Elle est contre le renouveau superflu et les mélanges superficiels. Ce qu’elle a inauguré au début des années 1960, elle continue à le cultiver. C’est une artiste authentique. Bien entendu, il y a d’autres chikhate et d’autres grandes voix de la aïta. Seulement, on a souvent du mal à déchiffrer ce qu’elles disent. Chez El Hajja Hlima, la parole est claire, on comprend tout ce qu’elle chante”, explique Tarik. Cela est dû également au fait qu’elle écoute depuis toujours Oum Kalthoum, Mohamed Abdelwahab et consorts. Touchée par leurs incroyables interprétations, elle en prend exemple. Ce qui déborde sur sa propre carrière.
Sous la baguette d’El Hajja
Les premiers pas d’El Hajja remontent à 1963 lorsqu’elle fonde son premier ensemble, exclusivement féminin. Elle tient le luth qu’elle apprivoise en autodidacte, les autres membres l’accompagnant aux percussions. Une formation confidentielle puisqu’à l’époque, et pendant des années plus tard, les mariages s’organisent en deux temps : une soirée dédiée aux femmes et une seconde réservée aux hommes. “Ce n’est que dans les années 1970 que les troupes de chaâbi mixtes ont commencé à s’afficher publiquement. Et encore ! Lors des noces, les musiciens de sexe masculin devaient obligatoirement être aveugles, histoire d’éviter le regard de l’homme sur la femme”, précise Tarik, qui ajoute que la plupart des jeunes filles de la vieille médina de Rabat se sont mariées sous la baguette d’El Hajja. Les temps ont changé, pas l’aura de Hlima.
Ses nombreux spectacles donnés au palais royal contribuent à lui conférer un statut spécial. Ce qui plaît au mélomane à l’oreille alerte qu’est Hassan II ne peut déplaire ni aux amateurs ni aux suiveurs. L’engouement prend de plus en plus de l’ampleur et les réservations issues d’abord de l’entourage du roi puis d’un certain peuple se multiplient. Avec, toutefois, un risque. On traite avec El Hajja en croisant les doigts. “Et si jamais elle est réquisitionnée à la dernière minute par le Palais ?”, s’époumonent ceux qui mettent le prix fort pour l’avoir à leur fête. Cela arrive et Hlima s’arrange toujours pour proposer, en remplacement, des troupes qu’elle juge propres et compétentes. Mais entre l’original et la copie… Cela se produit de moins en moins, entre les convocations fréquentes et imprévisibles de Hassan II et le rythme beaucoup moins soutenu de Mohammed VI.
“Ne t’en fais pas, tu peux les piétiner”
Avec le premier, ces distractions sont accompagnées d’anecdotes. Tarik se souvient d’une, croustillante : “Un soir, lors d’une nouba organisée à la résidence de Skhirate, Hassan II fait son apparition et demande à El Hajja de le rejoindre pour un entretien en privé, comme il avait l’habitude de le faire en amont de chacun de ses spectacles chez lui. Elle s’exécute mais il lui faut se frayer un chemin parmi les membres du gouvernement assis à même le sol en bas de la scène. Le roi lui lance avec un fin sourire : ‘Ne t’en fais pas, tu peux les piétiner’/’Machi mouchkil, yemkenlek t3afeti 3lihoum’.” La rigolade est intense… entre Hassan II et la chanteuse. En 1984, il l’envoie pour l’ouverture du pavillon marocain à Disney World où il est représenté par la princesse Lalla Meryem. En 1993, il la met entre les mains d’une chaîne de télévision allemande qui la suit pendant sept concerts donnés dans différentes villes du pays. En 1996, il fait appel à elle pour chanter en duo avec Aflak “Wach Eddani Ngoullik”, thème récurrent dans les mariages. Elle se produit également à Londres pendant six mois sur la base d’un contrat de quatre semaines. Elle se produit aux Emirats et au Koweït. Cette femme qui ne fait pas que les mariages se souvient spécialement de son passage à L’Olympia à Paris en 1978 avec Mohamed El Hayani.
La diva bâtit sa longévité sur ses vieux succès, ses réflexes vocaux, sa façon de se tenir sur scène
Sollicitée à l’envi, elle résiste aux intempéries qui traversent un courant musical qui la maintient en vie. Hlima plaît par sa constance et sa grande intelligence. Elle bâtit sa longévité sur ses vieux succès, ses réflexes vocaux, sa façon de se tenir sur scène… Une signature qui éloigne toute ressemblance avec d’autres empreintes passées ou présentes. Elle demeure unique en évoquant une possible relève. Elle pense au jeune Othman Mouline qui a beaucoup appris auprès d’elle : “Il est le seul à pouvoir reprendre son flambeau. Il connaît le répertoire et les subtilités d’El Hajja mieux que moi qui ai grandi dans cet univers et qui suis devenu le manager de ma mère”, avoue Tarik du haut de son choix des musiciens qui constituent l’orchestre actuel de Hlima : “Ce n’était pas aisé de les fédérer autour d’une artiste extrêmement exigeante. J’ai fini par y arriver. Je dois dire que dans le lot il y a quatre de mes sœurs, deux gendres, deux oncles, deux cousines, une nièce… Finalement, une entreprise familiale, mais qui s’étend à d’autres membres.” En tout, on atteint vingt-deux musiciens. Une vraie machine qui permet à El Hajja d’observer des moments de répit entre ses sets. Le groupe entretient l’audience en passant d’un répertoire à l’autre sous l’œil de la diva qui, d’un regard, reprend les commandes. Hlima et ses disciples chauffent un mariage de 21 heures à cinq heures le lendemain. Mais à quel prix ? Tarik bondit : “Il faut arrêter de dire qu’elle est hors de prix. Son cachet varie entre 120 000 et 160 000 DH. D’autres, moins talentueux qu’elle, sont payés bien plus que ça. Et puis, il lui arrive d’animer des mariages gratuitement pour des familles qui sont dans le besoin.”
Allergique aux médias et aux festivals
En acquiesçant, nous avons voulu savoir si elle était allergique aux festivals : “Elle refuse catégoriquement. Même la télévision, elle la repousse. Une émission d’Al Aoula, récemment disparue, lui a proposé deux fois ce qu’elle touche pour un mariage et elle a décliné. Elle ne veut pas être associée à ce qui est produit actuellement. Elle, c’est l’authenticité qu’elle ne cesse d’inculquer à ceux en qui elle a confiance. C’est ainsi qu’elle a toujours géré sa carrière. De plus, lorsqu’elle est engagée avec une famille, elle honore son engagement. Des gens peuvent venir derrière lui proposer le double ou le triple du cachet et elle les invite calmement à aller voir ailleurs.”
El Hajja Hlima prend de l’âge et ne compte pas déposer les armes. Elle continue, en personne pressée, à partager, à préserver, à évoluer en draguant le lendemain. Mère de dix enfants dont une fille qui la regarde du ciel depuis quelque temps, elle continue à espérer, à faire rêver, à procurer du bonheur l’espace d’une fête. Elle ne supporte plus les sons qui se dégagent des grosses enceintes, se dit agressée par les foyers de lumière qui s’abattent sur elle, déteste l’odeur des feux d’artifice et des cigares… Elle adore, en revanche, cette chaleur invisible qui couvre son corps et son âme en se sachant tant aimée.
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