Francis Vallat, de SOS Méditerranée: “Nous avons un vrai problème avec les garde-côtes libyens”

Intervenant dans le cadre du 6e Forum de la mer (du 2 au 6 mai à El Jadida), Francis Vallat, président de l’association SOS Méditerranée, a évoqué les missions de l’Aquarius, son bateau qui a déjà sauvé 28.000 migrants de la noyade depuis mars 2016.

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Le navire est actuellement en position entre Malte et l'île italienne de Lampedusa Crédit: Gabriel Bouys AFP

A la tribune, celui que l’on qualifie parfois de « personnalité la plus importante du monde maritime français » déplore l’absence de stratégie européenne pour faire face à la crise migratoire, qui a entraîné la noyade de plus de 46.000 personnes depuis le début des années 2000, principalement en Méditerranée centrale. Pour y faire face, l’association qu’il préside a dépêché dans les eaux internationales, entre la Libye et l’Italie, une « ambulance de la mer » de 77 mètres. D’un coût de fonctionnement de 11.000€ par jour, elle est financée à plus de 90% par des dons privés.

Pour TelQuel, le lauréat 2017 du prix UNESCO Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix revient sur la genèse du projet, mais aussi sur les difficultés croissantes que ses équipes rencontrent, ainsi que les solutions de long terme qui pourraient être mises en œuvre.

TelQuel.ma: Quand et comment est née votre initiative ?

Francis Vallat: Elle est née d’une femme et d’un homme, en 2015. Lui, c’est un capitaine allemand de la marine marchande, Klaus Vogel, très choqué par ce qu’il se passait. Elle, c’est Sophie Beau, une humanitaire française. Ensemble, ils ont décidé de se mobiliser, et c’est tout naturellement qu’ils ont pensé au sauvetage en mer. Ils voulaient secourir les migrants de la noyade, s’occuper d’eux et les amener en lieu sûr. C’était l’idée. Un défi un peu fou, parce qu’ils étaient juste tous les deux, sans aucun moyen. Ils ont commencé à réunir des gens qui pourraient les aider sur les plans matériel et financier. C’est ainsi qu’ils sont venus me voir, en tant qu’ancien armateur. Ils avaient déjà trouvé un bateau, mais il fallait encore négocier l’affrètement, trouver un pavillon, modifier l’intérieur pour accueillir un hôpital, etc. Le propriétaire est un Allemand, à qui nous ne faisons que louer. Il a accepté comme il l’aurait fait pour n’importe quel navire commercial. Petit à petit, il a été touché par notre cause. Ses hommes ont un esprit absolument remarquable.

Qui sont vos membres d’équipage?

Une dizaine de personnes s’occupent de la navigation: un commandant, un second, un capitaine, un chef mécanicien… Ils sont tous payés par l’armateur. Le reste est composé de bénévoles, qui sont simplement dédommagés. Vous avez d’abord une douzaine de sauveteurs brevetés. Ce sont essentiellement des jeunes, que l’on forme professionnellement et psychologiquement. Le sauvetage de masse, c’est quelque chose de très particulier. Il y a aussi toute une équipe médicale et logistique de Médecins sans frontières. Et puis des journalistes ou photographes sont là en permanence. Au total, cela fait à peu près 35 personnes à bord, sans compter les réfugiés. Dans des conditions idéales, on peut en faire monter 350. Dans des conditions acceptables, c’est 500. Mais il nous est arrivé d’en avoir plus de 1.000 à bord.

Comment repérez-vous les embarcations en détresse?

Le plus souvent, c’est le Centre de coordination italien qui nous lance une alerte lorsque ses avions, ses hélicos, ses radars ou ses satellites ont repéré quelque chose. À bord, on est aussi en permanence en veille, à surveiller à la jumelle ou au radar. Mais si on veut intervenir, il faut toujours qu’on demande la permission au centre de sécurité. Il faut savoir que les ONG ne réalisent que 40% des sauvetages. En 2016, elles avaient jusqu’à sept bateaux, mais en ce moment on doit être trois. On est les seuls à être tout le temps sur zone. Les 60% restants sont opérés par les forces européennes Sofia et Triton, ou par les bâtiments de commerce qui passent à proximité. Ce ne sont évidemment pas leur mission première, mais la solidarité des gens de mer joue toujours.

Vous disiez que vos interventions sont de plus en plus difficiles. Pourquoi?

Nous avons un vrai problème avec les garde-côtes libyens, qui agissent largement au-delà de leurs eaux territoriales. Ils ont déclaré unilatéralement que c’était leur domaine, au mépris des règles fixées par l’Organisation maritime internationale. Notre hantise, c’est qu’ils arrêtent les gens pour les renvoyer dans l’enfer libyen. C’est complètement contraire au droit international, qui impose de ramener les naufragés dans un port sûr. Le deuxième souci, c’est qu’ils ont souvent des comportements erratiques. C’est un peu moins le cas depuis qu’ils sont formés et équipés par l’Italie, mais parfois ils interfèrent pour interdire les sauvetages. Notre premier impératif, c’est la sécurité. On est donc obligés de céder à la force et de partir.

Francis Vallat au Forum de la mer d'El Jadida, le jeudi 3 mai 2018 (crédit: Thibault Bluy/TelQuel)
Francis Vallat au Forum de la mer d’El Jadida, jeudi 3 mai 2018. Crédit: Thibault Bluy/TelQuel)

Parmi tous ceux que vous avez secourus, y avait-il des Marocains?

Il y en a forcément eu quelques-uns, mais leur nombre n’est pas significatif. Les migrants viennent majoritairement d’Afrique de l’ouest et de l’est, ainsi que des zones de guerre: Syrie, Érythrée, nord du Nigeria, nord du Niger, et bien sûr Libye.

Quelle est leur réaction lorsqu’ils vous voient?

Ils peuvent avoir un peu peur au moment de l’approche, mais dès qu’on leur donne des bouées, ils sont extraordinairement soulagés. Nos sauveteurs, qui vivent des situations très difficiles, ont au moins cette récompense de les voir sourire. Les 24 premières heures, ils sont traumatisés, en état de choc total. Ce sont vraiment des rescapés. On leur offre de la gentillesse et de l’amitié, mais surtout des soins, car la plupart sont épuisés, blessés… Beaucoup de femmes et quelques hommes ont même été violés, voire torturés.

Vous arrive-t-il de garder contact avec eux?

Nous les remettons à des associations ou aux polices italienne et européenne, qui les prennent en charge avec beaucoup d’humanité. Nous perdons contact lorsqu’ils se dispersent dans les pays européens, dans la clandestinité ou après avoir obtenu l’asile. On répond juste à ceux qui nous adressent des messages, mais on n’a pas la compétence de satisfaire leurs demandes. Nous, on est des hommes de mer. Il y a des associations qui sont spécialisées dans l’accueil ou la proposition de solutions. On ne pourrait pas faire mieux qu’elles. Chacun son rôle.

En trois ans, quels ont été vos meilleurs et vos pires souvenirs?

Le meilleur, ça ne peut qu’être cette petite fille, Mercy, qui est née sur le bateau. Elle a même inspiré une chanson au groupe Madame Monsieur, qui a été choisi pour représenter la France à l’Eurovision. Ses membres ont juste entendu la nouvelle à la radio. Ça les a touché et ils ont écrit ce texte en son honneur. Quant au pire souvenir, c’est toujours de voir des vidéos de sauvetages qui se passent mal (l’Aquarius ne faisant escale qu’une fois toutes les trois semaines dans sa base de Catane, en Sicile, Francis Vallat a peu le temps d’embarquer avec ses hommes, mais voient par la suite les vidéos qu’ils ont tournées, ndlr). Ce n’est pas très fréquent, mais comme ils ne savent pas nager, quand leurs embarcations se dégonflent ou que la mer est mauvaise… Ce sont des scènes atroces. On pourrait faire pleurer l’Europe et l’Afrique entières en montrant ce qu’on a comme films. Mais on ne fait pas dans le misérabilisme. On ne veut pas jouer de cette carte purement émotionnelle, aussi par respect des migrants eux-mêmes.

Cet été, le collectif d’extrême droite Defend Europe a affrété un navire pour empêcher les sauvetages. Qu’est-ce que ça vous inspire?

Quand ils ont abordé notre bateau, on a été très inquiets. Ils se sont arrêtés à un mille, pour nous demander avec un haut-parleur de cesser nos activités. C’était piteux! Je le dis en souriant, parce que leur épopée rocambolesque a fini par sombrer dans le ridicule. Les médias ont beaucoup couvert leur départ, mais beaucoup moins leur arrivée. Ils sont rentrés parce qu’ils n’avaient pas les compétences, et surtout plus un rond.

Certains vous accusent d’encourager la migration. Qu’avez-vous à leur dire?

Les faits ont montré que cette théorie de l’appel d’air était complètement fausse. Elle a toute l’apparence du bon sens, mais dès qu’on s’intéresse ne serait-ce qu’une demi-heure au sujet, on voit bien qu’elle ne tient pas le coup. Il faut bien se mettre en tête que ces gens fuient des zones où se produit chaque jour un crime contre l’humanité. Quand vous êtes dans un camp de concentration, comme c’est le cas en Libye, vous n’avez qu’une idée, c’est de partir, même au péril de votre vie. Les statistiques le démontrent, avec 30% d’enfants, et parmi eux 80% qui sont sans leurs parents. Malgré cela, l’argument a été avancé par l’Union européenne pour justifier l’arrêt de l’opération italienne Mare Nostrum, en 2014, après avoir sauvé quelque 150.000 personnes. On a vu, alors qu’il n’y avait plus aucun bateau, que les flux continuaient. La seule conséquence, c’est qu’il y avait de plus en plus de morts. L’année d’après, on a fait revenir des forces européennes, mais c’était insuffisant. C’est pour cela que nous avons décidé d’agir. On est là uniquement du fait de la carence de la réponse institutionnelle. Personne ne conteste notre action, parce que ça reviendrait à dire qu’on peut les laisser couler.

Selon vous, quelles pourraient être les solutions à la crise migratoire actuelle?

SOS Méditerranée n’a pas d’autre vocation que de dire aux politiques que c’est leur responsabilité. C’est eux qui ont les moyens, donc c’est à eux de définir une réponse et une stratégie de long terme. Personnellement, je pense que c’est à la France d’aller porter ce message à Bruxelles. Je vais d’ailleurs bientôt rencontrer le ministre des Affaires étrangères pour le lui dire. Ce que je me dis aussi, c’est qu’on est des pays sophistiqués, capables de savoir quel type d’emploi chez nous n’est jamais rempli. Je suis sûr que ces gens-là seraient prêts à les occuper. Quand vous comparez les 510 millions d’habitants que nous sommes avec les contingents relativement faibles de migrants dont on parle, il y a forcément des solutions. Il faut simplement y réfléchir. L’idée des quotas n’était pas idiote, mais elle a été faite de manière très bruxelloise, c’est-à-dire purement technocratique, sans aucune préparation. Je crois que le salut passe également par des accords bilatéraux avec les pays africains, afin de contribuer intelligemment à leur développement économique et social. Mais c’est un processus long, qui prendra probablement plusieurs dizaines d’années.

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