Août 2017. Abdelkader Aâmara, ministre de l’Equipement et du Transport, effectue une visite de terrain sur le chantier du nouveau port de Safi. Privé de vacances sur instructions royales, comme bon nombre de ses collègues ministres, Aâmara sillonne le royaume pour s’enquérir de l’état d’avancement des grands projets de son département. Le nouveau port de Safi, qui a mobilisé un investissement de 4,1 milliards de dirhams, en fait partie. Les travaux ont été lancés par Mohammed VI en avril 2013, en présence du ministre de l’Equipement de l’époque, Aziz Rabbah. Le projet est stratégique pour la ville car il vise à insuffler une dynamique économique à la région en permettant l’approvisionnement en charbon de la nouvelle centrale thermique de Safi, à raison de 7 millions de tonnes de charbon par an, et en répondant aux besoins du groupe OCP, estimés à 15 millions de tonnes. A l’issue de sa visite, Aâmara déclare aux médias officiels que les travaux affichent un taux d’avancement de 75%. “Les travaux dans le quai de service sont réalisés à hauteur de 80% au moment où ceux du quai charbonnier ont avancé de 65%”, annonce-t-il à l’époque.
On reconstruit tout
Les chiffres de Aâmara sont justes, mais le ministre ne dit pas tout : en plus d’avoir accusé du retard, les travaux du quai à charbon sont à l’arrêt. La livraison, qui était programmée pour septembre 2017, comme l’assurait Mohammed Lagnandi, directeur d’aménagement du nouveau port de Safi, dans une déclaration accordée au quotidien Aujourd’hui Le Maroc en novembre 2016, a été compromise. Ce qui rend impossible “l’achèvement en fin du premier trimestre 2018 de l’ensemble des travaux” comme annoncé. En cause, d’importantes fissures dans les fondations sous-marines du quai. “C’est un scandale. Du jamais vu dans l’histoire portuaire du pays”, commente une source proche du dossier. Un scandale que toutes les parties prenantes du projet essaient de faire taire. A leur tête : le ministère de l’équipement, ainsi que le duo maroco-turc, SGTM et STFA, en charge de la construction du port.
Contacté par TelQuel, le groupe marocain SGTM, tête de pont du projet, a d’abord accepté de nous rencontrer avant de se rétracter. Son argument : “Seul le ministère est habilité à vous parler de ce chantier.” Le PDG de l’entreprise, Ahmed Kabbaj, a toutefois concédé, lors d’un bref échange téléphonique, l’existence d’un problème, tout en essayant d’en minimiser l’impact : “C’est une petite fissuration qui ne justifie pas l’intérêt pour le sujet.” La réalité est bien plus grave. Nos sources assurent que le ministère envisage carrément de tout reconstruire. Que s’est-il donc passé ?
Fondations fragiles
Tout a commencé en août dernier. Suite à un contrôle sous-marin ordinaire, les responsables du chantier se sont rendu compte de l’apparition de fissures dans les fondations du quai. Des fondations qui n’ont pas supporté la charge des blocs de pierre empilés à la surface. “Au lieu d’attendre que la situation s’aggrave, le ministère a opté pour la sécurité en arrêtant les travaux”, nous déclare une source proche du dossier. A qui incombe cette responsabilité ? Y a-t-il eu une défaillance dans les études techniques ? S’agit-il d’un défaut de construction? “Erreurs de calcul”, nous confie notre source. “Ce sont des choses imprévisibles. Les études sont contrôlées durant toutes les phases de validation et d’approbation par des spécialistes en la matière. Quand un problème donné survient, c’est difficile de détecter où réside la faille”, explique un spécialiste du génie civil.
Pour définir les responsabilités, le ministère de l’Equipement a commandité une expertise technique. “L’expertise préliminaire a démontré que la qualité des matériaux et la mise en œuvre ne sont pas en cause”, ajoute notre source. Du coup, c’est toute la conception du quai qui est en train d’être revue, en s’appuyant cette fois-ci sur des calculs tridimensionnels. Pour réduire les délais de livraison du projet, le ministère a également lancé des études de renforcement tout en entamant les travaux de récupération des blocs. “Il faut récupérer l’ensemble des blocs, même s’ils sont sains, pour reprendre la structure à nouveau”, nous explique-t-on. Ainsi, les experts pourront aussi examiner de près les blocs fissurés, car jusqu’à leur récupération, les seules informations disponibles sont celles fournies par les plongeurs. Le retrait des blocs sains et la décision de tout reconstruire est, pour l’un de nos interlocuteurs, un gage de “la qualité maximale recherchée par le ministère”. Cette qualité recherchée, après coup, se fera au détriment des délais et surtout du budget, qui sera“fort probablement assumé par l’une des entreprises participant à la construction”.
Safiec, le dommage collatéral
Si, comme l’assure notre source, l’Etat n’assumera pas les coûts supplémentaires générés par la reconstruction du terminal, c’est une autre histoire pour le groupement Nareva, Engie et Mitsui & Co, actionnaires de la centrale thermique Safiec, et leur partenaire public, l’ONEE. Pour rappel, l’office et Safiec ont conclu en 2013 un contrat d’achat et de fourniture d’électricité d’une durée de 30 ans. La centrale a nécessité un investissement de 23 milliards de dirhams pour la mise en service, prévue en 2018. Le terminal charbonnier est une composante importante du projet, car c’est la seule voie pour l’approvisionnement de la centrale en matière première. “Il est certain qu’il y aura un décalage entre l’entrée en service de la centrale et la livraison du terminal”, nous assure une source au niveau du chantier. Que feront donc les actionnaires de Safiec en attendant la livraison du terminal ? La société facturera-t-elle la capacité installée à l’ONEE, comme le dispose ce genre de contrat, obligeant l’office, qui traverse de grandes difficultés financières, à creuser son déficit ? Ou assumera-t-elle les pertes en silence ? “Il y a des solutions techniques qui ont été adoptées”, nous dit-on au sein de l’une des entreprises intervenant dans la construction du nouveau port. A en croire nos différentes sources, une “solution intégrale” a été négociée avec Safiec pour l’acheminement du charbon. Les gros bateaux accosteront au niveau des grands ports, comme celui de Jorf Lasfar, puis de mini-vraquiers récupéreront le charbon et l’achemineront vers le port de Safi, où un petit quai est réservé pour le déchargement de la matière première. Un plan de secours qui permet à la centrale de constituer ses stocks et d’effectuer ses essais en attendant des jours meilleurs.
Appel d’offres. Le péché originel ?Octroyé en 2012, le marché de construction du nouveau port de Safi a été marqué par plusieurs défaillances. Son adjudication a d’abord souffert plusieurs reports, avant que la commission chargée de son octroi ne déclare gagnant le groupement SGTM/STFA avec une offre financière de 3,72 milliards de dirhams. Pas très loin des offres de la Somagec (3,75 milliards), Archirodon (3,9 milliards) et Daewoo (4,7 milliards). Avant d’obtenir l’approbation définitive des autorités compétentes, l’offre financière de la SGTM devait au préalable passer par une commission de vérification. Mais ce qui a suscité les interrogations autour de ce marché public, c’est la note envoyée par le ministère de l’Economie et des Finances, contenant plusieurs observations sur des infractions ayant entaché la procédure de cet appel d’offres. Le département des Finances a appelé à revoir la procédure de passation de ce marché et le lancement d’un nouvel appel d’offres, en se basant sur l’aliéna D de l’article 46 du décret régissant les marchés publics. Aziz Rabbah, alors ministre de l’Equipement et du Transport, a refusé d’annuler le marché. Lors d’un passage au parlement, il a même balayé d’un revers de main les doutes sur la conformité de ce marché et déclaré qu’il s’agissait d’une simple divergence d’interprétation entre son département et celui des Finances. Contacté au sujet de l’octroi de ce marché, Aziz Rabbah n’a pas donné suite à nos questions.[/encadre]
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