N.D.L.R: Nous republions ce portrait paru initialement dans le numéro double du 31 juillet au 3 septembre 2010 de TelQuel. L’occasion est la sortie du documentaire « En quête de la septième porte« , réalisé par Ali Essafi. Le réalisateur y rend hommage à l’immense oeuvre d’Ahmed Bouanani et à sa vie tumultueuse. Bonne lecture.
Aller à la rencontre d’Ahmed Bouanani, c’est tenter de déflorer un mythe. Alors le parcours est forcément semé d’embûches. Il faut d’abord convaincre son entourage et montrer patte blanche pour que l’homme accepte de se faire approcher. Ensuite, ce sont les kilomètres et les pistes caillouteuses qu’il faut affronter pour accéder au fief du cinéaste. Nichée à quelques encablures au- dessus de Demnate, l’antre d’Ahmed Bouanani se situe dans le village berbère d’Aït Oumghar. Entouré d’un cadre désertique, le hameau est, lui, verdoyant. Il y règne calme et sérénité.
Le premier badaud croisé nous mène directement à la maison des Bouanani. Un couloir exigu débouche sur un hall d’entrée où l’homme est assis, entouré de ses onze chats. Il vit reclus dans cette bourgade du fin fond du Maroc, avec son épouse, la grande costumière Naïma Saoudi, depuis la perte de sa benjamine et l’incendie qui a ravagé son appartement à Rabat. Tout s’est consumé, ses films, ses livres, ses manuscrits, ses croquis… mais l’artiste n’a pas perdu l’essentiel: sa mémoire.
“Ecrire, c’était déjà un acte de révolution”
A 72 ans, Ahmed Bouanani est toujours beau. Sa longue tignasse épaisse lui est encore fidèle, même si elle est aujourd’hui neigeuse. L’homme assis, une cigarette Olympic bleue à la main, contredit très vite ceux qui pariaient sur un ours mal léché. Au premier regard et à la première parole, on se rend très vite à l’évidence : sa gentillesse et son humilité sont confondantes. Les immémoriaux de Victor Ségalen entre les mains, il balance une première phrase pour briser la glace : “Voilà un grand poète français resté méconnu”. La preuve que ça n’arrive pas qu’à Ahmed Bouanani, a-t-il envie d’ajouter. L’homme vit en parfait ascète. Ce qui le nourrit, ce sont ses livres, ses films et ses souvenirs.
Mais son silence le sous-entendra pour lui. Il ne se fait pas d’illusions. Il sait que son nom est resté largement inconnu des moins de 60 ans. Et c’est bien dommage. Car à côté d’un Mohamed Choukri, Ahmed Bouanani a toute sa place dans le panthéon des illustres hommes de la culture marocaine, des oiseaux rares qui ont essayé de tutoyer l’universel.
Les cinéphiles le connaissent d’abord pour ses films, dont Le Mirage (Assarab), réalisé en 1979, certains de ses courts-métrages (6 et 12 et Mémoire 14) ou encore pour sa participation à des films cultes comme Wechma. Mais en plus d’être cinéaste, Ahmed Bouanani est surtout un poète, écrivain et dessinateur qui étonne par sa modernité et son indépendance d’esprit.
Si ses dessins, où s’invitent sans façons des nus à foison, n’ont jamais été présentés au public, ses premiers textes, eux, ont été publiés dès 1966 dans la revue Souffles, alors que le jeune Bouanani n’avait pas encore 30 ans.
“C’est Abdellatif Laâbi qui voulait publier mes poèmes. Comme disait Borges, moi j’écrivais pour moi-même et pour passer le temps”. On veut bien croire le vieil homme, qu’on devine, derrière ses propos référencés, mal à l’aise avec l’exhibition de soi. Mais cette réticence des débuts n’empêchera pas Bouanani de nourrir la revue de ses écrits jusqu’à son interdiction au début des années 1970. “Souffles était devenue de plus en plus politique. Enfin pour les autres, car pour moi, écrire était déjà un acte de révolution, pas besoin de clamer que l’on était contre le régime”. Les poèmes de Bouanani, quant à eux, survivront à la revue puisqu’ils seront publiés quelques années plus tard dans un recueil : Les persiennes. Aujourd’hui, il garde près de lui, dans la pièce qui lui fait office de salon, de cuisine et de salle à manger, plusieurs manuscrits restés inédits : un roman, Le voleur de mémoire, des nouvelles, Traduit du silence et une Histoire du cinéma au Maroc depuis 1900.
“J’ai été communiste une demi-heure dans ma vie”
Il ne faut pas parler à Ahmed Bouanani de partis politiques ou de militantisme. Son premier contact avec ce monde-là l’a échaudé. Après l’indépendance, il s’est rendu à l’un des nombreux meetings de l’Istiqlal : “Les gens y allaient avec euphorie. Avant de rejoindre le parti, il fallait prêter serment sur le Coran. Quand arriva mon tour, je me suis rendu compte qu’ils prêtaient serment sur un annuaire téléphonique, pensant que c’était le Coran. Les pauvres analphabètes s’étaient fait berner”.
Bouanani veut nous faire croire alors, installé dans sa modeste demeure, dépourvue de signes extérieurs de richesse, que même la gauche ça n’existe pas, en tout cas que lui ne la connaît pas. Pourtant, en rentrant au Maroc après ses études à la prestigieuse école parisienne de cinéma l’IDHEC (ancêtre de la FEMIS), il était fiché par le CCM (Centre cinématographique marocain), poinçonné communiste pur jus. “Omar Ghannam, directeur du CCM à l’époque, m’a sorti ma fiche professionnelle, elle était rouge. Il fallait donc se méfier de moi”. Bouanani, qui lisait L’Avant-garde et Al-Bayane, avait des amis maoïstes, léninistes, trotskystes, etc. Il avoue avoir eu de la sympathie pour leurs idées, mais il assure n’avoir jamais eu sa carte du parti. “C’était peut-être à cause de mes cheveux longs que le CCM me prenait pour un communiste. Il paraît que ça faisait mauvais genre”, ironise-t-il. Mais il nuance très vite : “J’ai été communiste une demi-heure dans ma vie”.
Il tire sur sa cinquième cigarette, marque un temps d’arrêt, et raconte que lors d’une réunion de “camarades” qui se tenait chez sa mère à Casablanca, le gars qui dirigeait la discussion lui a gen- timent expliqué qu’au parti on ne pense pas, on exécute. On imagine la déception de Bouanani qui, lui, a toujours fait exactement le contraire. Il a alors renoncé au communisme, mais pas à ses longs cheveux. Conséquence : “L’étiquette de coco que l’on m’a collée m’a poursuivi et je l’ai payé très cher”. Malgré ce qu’il dit, on se doute quand même que certaines de ses positions y ont aussi été pour quelque chose. Dans les années 1960, il était l’un des seuls réalisateurs à ad- mettre et à écrire, par exemple, que “le cinéma au Maroc est actuellement un moyen de propagande […]. Il faut faire en sorte que ce cinéma devienne un moyen de lutte, de revendication, qu’il soit généralisé, et qu’il soit un témoignage de notre pays et de notre époque”.
“La censure voyait des choses que moi je ne voyais pas”
La chaleur s’installe dans la pièce centrale de la maison. Ahmed Bouanani, toujours assis, allume sa septième cigarette et se laisse aller aux confidences. Il évoque, non sans émotion, les dix années durant lesquelles on l’a empêché de faire son métier. “A partir du milieu des années 1960, je ne pouvais réaliser aucun film. La plupart de mes œuvres, je les ai alors fait signer par d’autres. C’était la seule façon pour moi d’exister”, lance-t-il, résigné. Quelles œuvres ? Il n’en dira pas plus. L’homme est digne et il compte bien le rester. Son épouse laisse juste échapper un “c’était surtout des courts-métrages”. En plus d’être sous le coup d’une interdiction de réaliser, Ahmed Bouanani a également subi de sévères punitions matérielles : “J’ai obtenu mon diplôme de monteur avec mention à l’IDHEC mais je n’étais payé que 900 dirhams par mois, alors que mes confrères touchaient le double”. Il ne s’est jamais révolté contre cette injustice, et aujourd’hui il dit essayer de ne pas trop y penser pour ne pas sombrer dans le désespoir.
Le vieil homme ne préfère garder de cette époque que les anecdotes dont il rit encore aujourd’hui. A l’époque de Wechma, de Hamid Bennani, film auquel Bouanani était associé en tant que monteur, la commission de censure du CCM le convoquait tous les matins pour justifier chaque plan. “Ils me demandaient : pourquoi as-tu mis un drapeau marocain déchiré ? Et pourquoi près de Bab Mansour de Meknès on voit des cireurs ? Que veux-tu faire passer comme message ? La censure voyait des choses que moi je ne voyais pas”. A croire que pour le CCM, Wechma était une œuvre de Bouanani et pas de Bennani. Notre hôte ne fera pas de commentaire sur ce point, mais glissera malicieusement : “Certains films ne sont pas signés de mon nom, on me citait en tant que collaborateur, c’était gentil. J’ai souvent collaboré à ma propre création”.
Quand il réalisa son court-métrage Mémoire 14 en 1971, montrant à travers des portraits de vieillards muets que les Marocains ont été privés de leur Histoire et de leur mémoire, Ahmed Bouanani était bien armé pour affronter la censure. “Le film commençait avec une très belle photo d’archives, abîmée par l’humidité, où l’on voyait Moulay Youssef sortant du palais royal avec son cortège, mais aucun n’avait de tête. La censure me l’a coupée”. Pas assez pour décourager Bouanani, qui a alors appliqué les règles du montage selon le cinéaste russe Eisenstein : quand la censure interdit telle succession de plans, il faut changer l’ordre et elle n’y verra rien. Et ça a marché, nous assure Bouanani.
“Yamna, ma grand-mère, ma bibliothèque”
L’après-midi touche à sa fin. Après avoir fumé une dizaine de cigarettes, Ahmed Bouanani vide son cendrier et engloutit sa première bouchée de nourriture de la journée. L’homme au corps fluet vit en parfait ascète et ne mange qu’une seule fois par jour. Ce qui le nourrit, on le voit bien, ce sont ses livres, ses films et ses souvenirs. Il nous invite, avant de le quitter, à faire un petit tour dans son enfance. Il nous emmène dans la maison aux persiennes, celle de sa mère, à Casablanca, où il a grandi. “Les persiennes empêchaient les femmes de voir la rue. C’était un symbole de prison pour moi”.
Il ne s’attarde pas sur l’histoire de son père, inspecteur de police sous le protectorat, assassiné alors qu’il n’avait que 15 ans. Le poète écrira son traumatisme : “La mort aura la mémoire longue. Des bottines rouges sur le trottoir froid. Un filet rouge sur le front […], je meurs pour renaître une seconde fois. Sur une bicyclette plus grande. Dans des habits de dix-huit ans”. Puis Ahmed Bouanani nous confie que celle qui a nourri son imaginaire, c’est sa grand-mère Yamna. “C’était ma bibliothèque. Elle m’a enseigné nos traditions, nos mythes, nos croyances, nos superstitions… Bref, tout ce qui fait le Maroc”. Nous ne sommes alors pas étonnés d’apprendre que le premier boulot de Bouanani a consisté à faire des recherches sur les arts populaires marocains au sein de l’institut qui leur était dédié.
Ahmed Bouanani a passé toute sa vie au service de la culture de son pays. Il a alimenté nos archives, enrichi notre mémoire, révélé des cinéastes (parmi eux, Daoud Aoulad Syad, dont il a écrit quasiment tous les films). Il a partagé son témoignage et nous laisse une œuvre d’une grande sensibilité et d’une rare beauté. “Ahmed Bouanani est l’un des rares cinéastes marocains, sinon le seul, à avoir eu le souci de travailler sur notre mémoire en se demandant : qui sommes- nous ? Et d’où venons-nous ?”, nous confie le réalisateur Ali Essafi, en pleine préparation d’un documentaire sur Bouanani. Espérons qu’il ait, un jour, la reconnaissance qu’il mérite.
Pasolini. Rendez-vous manqué
Le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini avait séjourné au Maroc dans les années 1970, où il pensait d’ailleurs s’installer, sentant qu’il était en danger dans son pays. “Il a demandé à rencontrer Ahmed Bouanani, mais ses amis de l’époque l’ont fait passer pour mort”, rapporte Ali Essafi. Bouanani, fan absolu de Pasolini, a toujours rêvé de faire un brin de conversation avec l’auteur italien. “Ce n’est qu’à la dernière minute que mes soi- disant amis m’ont dit que Pasolini était à la Tour Hassan, à Rabat. Quand je me suis présenté à la réception de l’hôtel, il était déjà parti depuis la veille”. Quelques semaines plus tard, Pasolini est assassiné, dans des conditions encore non élucidées.
Rencontre. Oui, mon général !
Un jour à la fin des années 1960, Le général Oufkir devait venir au CCM visionner un film documentaire réalisé par un cinéaste français. Le directeur du centre de l’époque fait croire au général que le film a été fait par un Marocain, qu’il désigne : Ahmed Bouanani. Ce dernier témoigne : “On m’a appelé et demandé de présenter ce film, que je ne connaissais même pas”. Il se retrouve alors assis avec Oufkir dans la salle de montage : “Quand le générique a été lancé, son attention a été détournée par quelqu’un d’autre. Heureusement, sinon il se serait rendu compte de la supercherie”. Les deux hommes visionnent ensuite le film. A la fin, “il m’a félicité. Je voulais lui dire la vérité, que l’auteur ce n’était pas moi, mais je me suis tu”
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