Après le discours du trône dans lequel il évoquait déjà la reddition des comptes, Mohammed VI a enfoncé le clou dans son allocution d’ouverture de la session parlementaire le 13 octobre. Le souverain a appelé à “l’avènement d’une étape cruciale, où il sera question d’établir une corrélation effective entre responsabilité et reddition des comptes”. Mohammed VI a joint la parole aux actes le 24 octobre en annonçant le limogeage de trois ministres et d’un secrétaire d’Etat, des sanctions comprenant la privation des hautes fonctions publiques à l’encontre d’anciens ministres et d’autres sanctions administratives encore à venir. En cause, les retards pris par le programme de développement de la province d’Al Hoceima, épicentre de la contestation sociale depuis des mois.
Rendre compte, principe fondamental de l’Etat de droit, qui garantit le fonctionnement démocratique des institutions, est une obligation juridique suprême, inscrite depuis 2011 dans la Constitution marocaine. Mais si elle est censée permettre aux citoyens d’exercer un contrôle sur l’action publique, le discrédit des responsables politiques ne cesse de s’amplifier dans l’opinion publique. Alors, où se situe le problème ? Les mécanismes de contrôle sont-ils inefficaces ? La volonté politique de mise en œuvre est-elle absente ? Est-ce un problème de culture ou de mentalité ? Et, surtout, le système institutionnel marocain permet-il vraiment une reddition des comptes ?
Des moyens sur le papier
Pour le politologue Mustapha Sehimi, “la reddition des comptes est une exigence démocratique. Lorsque des responsabilités sont confiées à des organes ou à des personnes au titre de la puissance publique, il est normal que les citoyens aient un droit de regard sur la manière dont elles sont exercées”. Le constitutionnaliste Najib Ba Mohamed établit quant à lui un parallèle entre le principe contractuel sur lequel repose la société et la reddition des comptes “qui introduit des règles entre les citoyens et l’administration”. Mais au-delà du principe politique, “c’est une norme exécutoire et applicable qui rentre dans notre système au plus haut niveau juridique”, rappelle Mustapha Sehimi. A l’instar de la constitutionnaliste Nadia Bernoussi qui mentionne que “la Constitution de 2011 a apporté une réponse aux demandes démocratiques liées aux droits fondamentaux et à la moralisation de la vie publique, en consacrant le principe de reddition des comptes dans son article 1er”, Mustapha Sehimi considère que “l’Etat dispose d’une panoplie de moyens : les inspections générales au niveau des ministères, l’Inspection générale des finances, la Cour des comptes et les cours régionales des comptes, la Cour constitutionnelle, mais également le contrôle parlementaire à travers les questions au gouvernement, les motions de censure, les commissions d’enquête…” Mais alors, pourquoi cette myriade de mécanismes n’aboutit-elle pas à un contrôle effectif ?
Un manque de “patriotisme constitutionnel”
Pour Mustapha Sehimi, il existe de nombreuses incohérences structurelles et des conflits d’intérêts dans les mécanismes actuels. Par exemple, “les inspections générales des ministères, censées contrôler l’action de ces derniers, ne peuvent être actionnées que par les ministres eux-mêmes. Or, ils n’ont pas intérêt à les solliciter, car elles vont mettre le doigt sur des dysfonctionnements, des retards, des appels d’offres non réglementaires ou encore des marchés de gré à gré. Le Chef de gouvernement a également la possibilité de les saisir, mais cela ne s’est jamais vu. Il existe une culture dominante de la passivité et du laxisme”, déplore-t-il. Cette absence de volonté politique est aussi pointée du doigt par Nadia Bernoussi, qui considère que “les institutions sont là, mais Sa Majesté déplore un manque de ‘patriotisme constitutionnel’, comme disait le philosophe Jürgen Habermas.” Elle évoque également le problème de la dilution des responsabilités, et le fait que certaines lois organiques nécessaires à l’application des principes constitutionnels se fassent attendre, notamment celle concernant l’exception d’inconstitutionnalité. Pour Mustapha Sehimi, il existe une lacune fondamentale au niveau de l’objet du contrôle : “Notre système se préoccupe de la régularité juridique des procédures, mais ne se penche pas sur l’opportunité des dépenses publiques pour savoir si l’argent public est bien employé. Ce travail-là est partiellement confié à la Cour des comptes, mais elle ne peut englober qu’un nombre restreint de sujets et décide elle-même de son agenda annuel.” Autre organe défaillant, “la commission parlementaire de contrôle des politiques publiques, créée en 2011, dont on ne peut pas dire qu’elle se soit distinguée par la plénitude de ses attributions”, euphémise Sehimi. La volonté politique n’est donc pas au rendez-vous, mais pourquoi ? “On ne peut pas contrôler, car on est dans un modèle rentier sur le plan économique mais également politique. Et il y a de telles collusions entre les deux catégories de décideurs qu’il serait chimérique de penser qu’on peut délimiter les champs d’action”, analyse-t-il.
Un système schizophrène
Pour l’économiste Najib Akesbi, le problème se situe bien plus haut : “Toutes les décisions stratégiques et essentielles passent nécessairement par le roi. Or, tout le monde est responsable sauf lui. Il n’existe pas dans la Constitution de mécanisme qui permette de lui signifier ce qu’il faut changer et corriger dans les décisions qu’il prend. Nous sommes dans un système politique qui permet à un pouvoir qui n’est pas élu de décider et ensuite de laisser les autres rendre des comptes à sa place.” Un problème lié à celui de la dilution des responsabilités : “Comment voulez-vous avoir la moindre reddition des comptes si vous ne pouvez pas identifier qui est responsable de quoi?” Pour Akesbi, une seule issue est possible : “Les monarchies parlementaires dignes de ce nom ont réglé le problème en faisant en sorte que le roi ne gouverne pas, parce qu’il ne peut pas être sanctionné par l’élection. Il reste un symbole, exprime l’unité du pays et l’intégrité territoriale, mais ceux qui sont responsables sont élus.” Najib Ba Mohamed, lui, a une autre vision : “Nous sommes dans une monarchie qui se modernise par le biais de l’acceptation de la suprématie de la loi constitutionnelle. Le souverain a accepté de se soumettre à la Constitution depuis son premier discours du trône.” Mais la solution doit venir d’en haut et d’en bas. “Il faut que les gouvernants comme les gouvernés se réveillent pour défendre l’intérêt général, car une société qui a un sentiment d’injustice sera amenée à se révolter”, prévient-il.
Du changement dans l’air ?
Deux mouvements parallèles se dessinent, venant justement d’en haut et d’en bas. “Le roi est de plus en plus interpellatif et censeur”, relève Sehimi. En même temps, “il y a une très forte demande sociale de reddition des comptes au sein de l’opinion publique, des acteurs associatifs… Les gens n’acceptent plus que ce système continue à fonctionner”, poursuit-il. Une dynamique également observée par Ba Mohamed : “La corruption est galopante et il y a une prise de conscience généralisée de la société, indépendamment du niveau d’éducation, dans un monde marqué par la révolution technologique et communicationnelle”. Akesbi note aussi que “sur les réseaux sociaux, des voix s’élèvent”. Pour Sehimi, “le roi est le seul à pouvoir impulser un volontarisme réformateur pour conduire à la reddition des comptes. Dans les prochains jours, après la remise du rapport de la Cour des comptes sur le programme de développement d’Al Hoceïma, il sera intéressant de voir quelles mesures seront prises, quelles sanctions, et surtout si ce cas de figure va permettre d’insuffler une vraie politique nationale de reddition des comptes ou s’il s’agit seulement d’une polarisation ponctuelle qui ne corrigera pas fondamentalement les défaillances du système.”
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