Débat: qui est l'élite économique marocaine?

Lors du colloque organisé par la Fondation El Kadiri à Salé le 7 octobre, économistes et acteurs économiques ont défini ce qui caractérise l'élite économique et son rapport avec la citoyenneté.

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À l’heure où l’élite économique du pays est régulièrement accusée d’affairisme, d’égoïsme, et présentée comme un entre-soi, la Fondation El Kadiri pour la culture a initié un débat sur les raisons de ce discrédit et les pistes de solution. Mais d’abord, quelles sont les caractéristiques de cette élite économique ?

Héritière, bourgeoise, entrepreneuriale… une élite aux multiples visages?

L’économiste Noureddine El Aoufi reprend à son compte l’approche de l’économiste italien Pareto, qui définit des critères de l’élite : « la richesse matérielle, l’hérédité, le pouvoir, le statut social et la culture ». En ce qui concerne l’élite économique marocaine, il considère qu’elle existe objectivement « en soi », mais pas « pour soi ». En d’autres termes, elle n’a pas conscience de son existence en tant que communauté.

Pour lui, « c’est une élite d’héritiers qui n’est pas inscrite dans une histoire collective et n’a pas produit son propre récit. Historiquement, elle est issue d’une bourgeoisie non bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle n’adopte pas les mêmes comportements que la bourgeoisie occidentale. Elle ne prend pas suffisamment en considération l’investissement, la production et l’esprit d’entreprise. C’est une élite domestique et traditionnelle ».

Hassan Belkhayat, président de la société de conseil Southbridge A&I, préfère définir l’élite économique par deux caractéristiques: sa capacité à convaincre les investisseurs et les actionnaires, à parler le même langage qu’eux d’une part, puis son leadership, et sa faculté à inspirer d’autre part.

« Cette définition réduit le champ, mais leurs attributions sont très utiles pour structurer les visions économiques du pays, exécuter des stratégies et rassembler« , estime Hassan Belkhayat. Le président de Southbridge A&I déplore aussi que « nos modèles ne parlent pas à beaucoup de monde, car ils sont perçus comme inaccessibles par rapport au reste de la classe économique« .

Ghita Lahlou, directrice de l’École centrale de Casablanca, différencie « l’élite méritocratique et fonctionnelle, formée par les sciences et les mathématiques selon un choix étatique, qui produit des commis de l’État« , et « l’élite de pouvoir, qui va intégrer ce que Bourdieu appelle « l’habitus » de la grande bourgeoisie, qui perpétue le capital et fait du pseudo entrepreneuriat« .

Cette pléthore de qualificatifs employés pour définir l’élite économique révèle quelques nuances d’une communauté somme toute relativement homogène. Une uniformité qui se retrouve surtout dans les symptômes de son malaise vis-à-vis de la chose publique.

« L’élite est totalement frustrée et a démissionné de sa capacité d’agir »

Nourredine El Aoufi n’hésite pas à parler de « crise de l’élite économique », qu’il illustre par trois symptômes. L’endogamie tout d’abord, cet « entre-soi » qui n’est pas un phénomène nouveau et est une caractéristique commune à toutes les élites du monde. La connivence ensuite, c’est-à-dire cette tendance à transformer la « noblesse d’État » ou la « technobureaucratie » en aristocratie d’affaires. Enfin, El Aoufi évoque « la double dépendance de l’élite marocaine, historique par rapport au patronat européen sous le protectorat et actuelle par rapport aux élites mondiales ».

Hassan Belkhayat est quant à lui d’avis que « le secteur privé ne prépare pas à la vie publique, car il y a une confidentialité dans la façon de travailler, une autorité moins démocratique. La vie publique a un rythme plus lent que la vie économique », avance-t-il, considérant qu’il existe « une certaine suspicion généralisée par rapport au fait d’être un acteur économique et de participer à la vie politique« .

Une opinion fort à propos, venant de celui qui avait suscité un tollé début septembre pour avoir pris part à une consultation restreinte du ministère du Tourisme quelques mois seulement après la création de son cabinet de conseil.

Un autre problème pointé est celui de la « perte de confiance des acteurs économiques dans le secteur public », poussée par la « diminution drastique de l’investissement public », poursuit le consultant. Il y aurait également un manque de structures capables de porter le débat public autour de sujets économiques. « Si le rapport du cinquantenaire était novateur quant à la création de liens entre la classe économique et politique, c’est maintenant complètement verrouillé et ce qui me fait peur, c’est l’acceptation du verrouillage, le fait que l’on considère qu’on ne peut rien y faire », estime-t-il.

La perte de confiance se ressent également au niveau des jeunes diplômés qui sont très nombreux à s’expatrier. « L’élite méritocratique vit dans une mondialisation globale qui fait qu’elle est employable partout« , analyse Ghita Lahlou.

Citant une étude de l’Association marocaine de la communication et du marketing sur la génération Y, elle rappelle que « parmi les 14-25 ans, 69% veulent partir à l’étranger pour se former. 65% de cette jeunesse est fière d’être marocaine, mais considère que le pays a un avenir non propice à son développement. Par ailleurs, 70% de la jeunesse marocaine de la classe moyenne aspire à s’élever, mais considère qu’elle n’y arrivera pas à cause de la corruption et de l’endogamie », résume la directrice de l’École centrale.

Pour elle, « l’élite est totalement frustrée et a démissionné de sa capacité d’agir« . Elle décrit également une catégorie d’élite « arrogante, déconnectée, pas capable de converser dans la bonne langue et qui manque de confiance« . Face à ce sombre tableau, quelles perspectives pour réconcilier l’élite économique avec l’engagement public ?

Croissance, formation et transparence : un diagnostic en forme de leitmotiv

« Je souhaite que ces deux mondes qui se regardent en chiens de faïence puissent se rapprocher pour être capables de nous donner un peu d’espoir« , déclare Ghita Lahlou. L’économiste Nourredine El Aoufi n’en espère même pas autant: « Je ne demande pas à l’élite économique d’être citoyenne. Je lui demande de faire son travail: créer de la richesse, développer une réelle culture économique, adopter des comportements rationnels« .

Pour lui, les élites économiques suscitent la suspicion en raison de l’explosion des inégalités, qui creusent le clivage entre le peuple et les élites: « l’objectif est de réduire les inégalités à un seuil soutenable« .

La croissance semble être le cœur de la problématique. « Sans croissance, point de salut », considère ainsi Ghita Lahlou. Or, « cette création de valeur ne peut venir que de l’élite économique. La croissance est actuellement importante, mais pas suffisante, elle a besoin de lois, de politiques« . Pour  Noureddine El Aoufi, « c’est la mobilité qui favorise la croissance. C’est pour cela qu’il faut mettre des passerelles entre les différentes catégories sociales ».

Ces passerelles sont intimement liées à l’éducation et au système de formation. Pour Ghita Lahlou, tout espoir n’est pas perdu en ce domaine:  » il existe aujourd’hui des formations qui permettent aux jeunes de devenir des généralistes conscients des codes et éveillés sur les sujets de politique publique ». Mais elle dénonce un « verrouillage, car ces jeunes n’ont pas la capacité de passer dans l’élite du pouvoir, dans la mesure où on ne prête de l’argent qu’aux riches« .

Noureddine El Aoufi rejoint cette vision, considérant que « c’est à l’État qu’il incombe de faire émerger une classe d’entrepreneurs concernés, en mettant en place des incitations en matière de concurrence, de capital humain, de droit de la propriété et de transparence« .

Si ces perspectives d’amélioration, que l’on pourrait résumer par un triptyque « croissance, éducation et transparence« , sont ici appliquées à la relation entre élites économiques et politiques, elles n’en sont pas moins valables pour de nombreux autres domaines et sont en quelque sorte un leitmotiv pour le Maroc de demain.

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