Analyse: Pourquoi la justice a cassé un jugement historique sur la paternité hors mariage

Le jugement qualifié d'"historique" en janvier - qui avait reconnu la paternité d'un enfant né hors mariage - a été cassé par la cour d'appel de Tanger. La juriste Michèle Zirari-Devif fait le point sur l'affaire.

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La cour d’appel de Tanger vient d’annuler un jugement qui avait reconnu en janvier et pour la première fois au Maroc la paternité d’un enfant né hors mariage. Le tribunal de première instance de Tanger s’était appuyé sur des tests ADN fournis par la mère, une première au Maroc.

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Le père avait été condamné à verser à la mère une indemnité de 100.000 dirhams, bien que cette reconnaissance de la paternité ne donnait pas à l’enfant accès aux droits liés à la filiation, tels que l’héritage.

Le verdict a été infirmé le 10 octobre par la cour d’appel, qui a également condamné la mère à payer les frais de justice, a indiqué à l’AFP l’avocat de la défense, Me Ahmed Guennoun. « C’est une grande déception pour la mère et ses proches. Nous allons saisir la Cour de cassation et plaçons nos espoirs dans ses juges, des hommes et femmes de grande valeur« , a poursuivi l’avocat. Retour sur ce jugement « historique » avec Michèle Zirari-Devif, juriste spécialiste du système pénal marocain.

Telquel.ma : Sur quel article repose la décision de la cour d’appel ?

Michèle Zirari

Michèle Zirari-Devif : Il est difficile, sans pouvoir lire le jugement, de citer les articles sur lesquels a été basée la décision.  Mais le Code de la famille est clair en ce qui concerne la filiation paternelle (articles 150 et suivants). Pour bien comprendre la question, il est nécessaire de faire la distinction entre la filiation biologique (bounouwwa), celle qui unit un enfant à ses parents biologiques, et filiation juridique (nasab). En ce qui concerne la mère, selon l’article 146, la filiation biologique produit des effets juridiques  à son égard qu’elle soit mariée, ou non mariée.

La filiation paternelle est définie comme « le lien légitime qui unit le père à son enfant et qui se transmet de père en fils » (article 150 du code de la famille). L’article 144 dispose que « la filiation biologique à l’égard du père ne produit d’effets que dans les cas où l’un des motifs de la filiation paternelle existe« .

Les motifs de cette filiation sont prévus par l’article 152. On peut déduire de la combinaison de ces articles que seule la filiation légitime existe à l’égard du père. La filiation naturelle paternelle (lien juridique qui unirait un enfant  à son père célibataire) n’existe pas et en dehors des trois motifs prévus par l’article 152, aucune autre preuve de filiation ne peut être admise.

Or l’analyse ADN ne fait pas partie de ces motifs. Ceci est d’ailleurs confirmé de manière formelle par l’article 148 qui affirme que « la filiation illégitime ne produit aucun des effets de la filiation légitime à l’égard du père ». Pour l’affaire qui nous intéresse, il est donc impossible, d’après le Code de la famille, d’établir la filiation paternelle à l’égard du père célibataire malgré les résultats positifs du test ADN. C’est sans doute la raison pour laquelle la cour d’appel a annulé le jugement de première instance.

La paternité avait été reconnue en première instance, pas la descendance. Quelle est la différence ?

Sans établir le lien de filiation, il n’est pas impossible de mettre en jeu la responsabilité du père biologique. C’est, semble-t-il, ce qu’a fait le jugement de première instance. Ce jugement a constaté le lien biologique unissant le père à l’enfant, établi par l’expertise ADN.

Certes, cette expertise n’est pas considérée comme moyen de preuve de la légitimité de l’enfant (la Cour Suprême considère que « l’expertise si elle prouve la filiation biologique envers le père, n’est pas admise comme moyen de preuve de la filiation légitime de l’enfant envers ce même père »).

Toutefois, cela n’empêche pas la mère de demander, sur la base de cette expertise positive, réparation pour le préjudice causé à l’enfant sur la base de la responsabilité délictuelle, c’est-à-dire de l’article 77 du dahir du 12 août 1913 formant le code des obligations et contrats qui prévoit: « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige son auteur à réparer ledit dommage« .

On sort ainsi du Code de la famille et cela permet au tribunal d’accorder une indemnisation à l’enfant qui doit sa triste situation à une faute de l’auteur de ses jours, même si ce dernier ne peut être considéré juridiquement comme son père.

Il faut noter que cette possibilité est ouverte par le Guide pratique du code de la famille édité par le ministère de la Justice en 2005. Sous l’article 148 du code qui dispose que « la filiation illégitime ne produit aucun des effets de la filiation légitime à l’égard du père« , figure ce commentaire :  « Lorsque l’enfant est illégitime, le père ne subit aucun des effets de la filiation. Toutefois, rien n’empêche la possibilité de faire recours à l’application des règles générales relatives à l’indemnisation du préjudice occasionné par la personne qui était la cause d’une naissance en dehors du cadre permis par la loi« .

Le juge en première instance s’était référé à la Convention internationale des droits de l’enfant et la Convention européenne sur les droits des enfants… Pourquoi ces conventions ne prévalent-elles plus? 

Il faut lire complètement l’alinéa du préambule de la constitution relatif à cette question. Il prévoit cette primauté pour « les conventions internationales dûment ratifiées, dans le cadre de la Constitution et des lois du Royaume, dans le respect de son identité nationale immuable« .

Il est donc tout à fait possible que le juge considère que les dispositions du Code de la famille étant directement inspirées du droit musulman de rite malékite font partie de l’identité nationale immuable et ne peuvent être contournées par celles d’une convention internationale. Ce n’est pas le seul cas. Dans la constitution, après une proclamation de principe, une petite réserve permet d’ouvrir la porte à des exceptions…

De même, le juge s’était appuyé sur l’alinéa 3 de l’article 32 de la constitution qui énonce que « l’État assure une égale protection juridique et une égale considération sociale et morale à tous les enfants abstraction faite de leur situation familiale ». Pourquoi la cour d’appel est-elle passée outre cet article ?

Il est réel que les enfants nés hors mariage ne bénéficient pas de la même protection juridique que les enfants légitimes. Cela est vrai notamment pour l’attribution du nom et la vocation successorale. Mais il faut souligner que ces enfants sont également victimes d’une discrimination sociale considérable qui oblitère leur avenir au moins autant que leur statut juridique.

« Tout en annulant ce jugement, la Cour d’appel (arrêt de n° 246/1620/2017) a condamné la mère aux dépens au titre des deux phases de juridictions« , note Médais24. Que cela signifie-t-il ?

Les dépens sont les frais engagés pour le procès (taxes, frais d’expertise, etc.), mais ils ne comprennent pas les honoraires des avocats. L’article 124 du Code de procédure civile prévoit que la partie qui perd le procès est condamnée aux dépens.

La mère risque-t-elle d’être condamnée en vertu de l’article 490 du Code pénal ?

Elle peut, comme le père de l’enfant, être condamnée pour relations sexuelles hors mariage, à condition que l’infraction ne soit pas prescrite. Mais une telle condamnation relève de la juridiction pénale et il faut donc que le ministère public engage des poursuites pénales.

Quels espoirs peut avoir la mère en cassation ?

Encore faut-il que les parties à ce procès se pourvoient en cassation, ce que je souhaite. La Cour de cassation est chargée de veiller à l’application correcte du droit et s’il y a un pourvoi, sa décision ne manquera pas d’intérêt. Si elle admet le raisonnement du juge de première instance, c’est l’espoir d’un début d’évolution de la situation des enfants nés hors mariage.

Comment faudrait-il amender le code de la famille marocain pour protéger les enfants nés hors mariage et les femmes célibataires ?

La première réforme à introduire est dans le Code pénal: il faut supprimer la sanction des relations sexuelles hors mariage (article 490), c’est une infraction qui n’est poursuivie que rarement, mais qui pénalise toujours lourdement les mères célibataires et leurs enfants. Quant au Code de la famille, ce n’est pas le seul point sur lequel des voix se font entendre pour réclamer des modifications. Les publications actuelles sur l’égalité en héritage le montrent. Les éventuelles modifications législatives se heurtent au fait que ce Code de la famille tire sa source du droit musulman. Pour quand une évolution ?

Ce jugement historique cassé en appel est-il une porte qui se ferme pour les défenseurs des droits des enfants nés hors mariage ?

On pourra répondre à cette question après le pourvoi en cassation. Mais aucune porte n’est jamais définitivement fermée, du moins faut-il l’espérer.

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Théa Ollivier

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