Billie Holliday : Strange Fruit (1939)
En 1939, elle a 24 ans et elle est confortablement installée dans le paysage du jazz américain. Après avoir connu la misère, la prostitution, les maisons de correction, la chanteuse est enfin reconnue pour ce qu’elle est : une artiste exceptionnelle. C’est son timbre qui fait la différence, l’intensité de ses interprétations, la nuance plus que la puissance.
Lorsqu’un jeune professeur communiste lui propose de chanter Strange Fruit, elle le fait sans se douter de la polémique qu’elle va déclencher. Elle déclarera plus tard que ce morceau lui a permis de « faire le tri entre les gens bien et les crétins« . Car ces fruits étranges, ce sont les corps des noirs lynchés et pendus aux arbres dans le sud raciste.
Le ton est dramatique, la description effrayante. Le texte parle de « sang sur les feuilles« , d' »yeux exorbités » de « bouches tordues » et « d’odeurs de chair brûlée« , le tout sur une orchestration minimale pour un résultat bouleversant.
Bob Dylan : Masters of War (1963)
Il n’est pas toujours facile de décrypter les messages du grand Bob. Dans ses textes, l’homme joue avec les symboles, les images, les doubles sens, et dans les rares interviews qu’il accorde, il semble prendre un grand plaisir à semer encore plus de confusion.
Dans son abondante discographie, on aura donc du mal à trouver un morceau aussi explicite dans ses intentions que ce Masters of War, charge brutale contre les vendeurs d’armes, les profiteurs de la guerre. Accompagné de sa seule guitare folk, comme son idole Woodie Guthrie, Dylan déclame d’une voix glaçante un texte corrosif sur une trame harmonique minimaliste : « Vous, maîtres de la guerre / Vous nous procurez des armes / Et puis disparaissez de notre vue / Pour vous éloigner et vous cacher / Quand les balles sifflent / Vous vous abritez derrière des bureaux / Je veux que vous sachiez / Que je vois au travers de vos masques / Je crois que vous constaterez / Quand l’heure de votre mort sonnera / Que tout le fric que vous avez amassé / Ne pourra jamais racheter votre âme. »
Sam Cooke : A Change is gonna Come (1964)
C’est un morceau à part dans la discographie lumineuse de Sam Cooke. Jusque-là, ce performer exceptionnel s’était illustré en produisant une soul dansante, festive et légère. Sur ce morceau, le changement de ton est spectaculaire. Il ralentit le tempo, convoque les violons et les cuivres pour une orchestration complexe et ambitieuse.
Le texte est sombre, il évoque un changement longtemps attendu mais qui, fatalement, viendra. Il n’est plus une star mais un noir à qui on continue de demander régulièrement de « ne pas traîner là« , un homme dont le frère, à qui il demande de l’aide, lui « claque la porte au nez alors qu’il est à genoux« .
La chanson est immédiatement adoptée par le mouvement des droits civiques, qui en fait un hymne. Le malheureux Sam Cooke, lui, décède dans des circonstances mystérieuses, assassiné dans un motel miteux quelques jours avant la sortie de la chanson qui fera sa gloire.
Creedence Clearwater Revival : Fortunate Son (1969)
C’est l’époque où la jeunesse américaine vit avec la menace d’un appel de l’armée pour aller faire la guerre au Vietnam. Une perspective peu réjouissante, devant laquelle tous ne sont pas égaux. Voici l’injustice: le système de draft, qui donne la main aux comités locaux, permet aux plus fortunés d’échapper à l’appel, ou de choisir une affectation loin des combats.
C’est ce qui énerve John Fogerty, leader de Creedence Clearwater Revival et redoutable songwriter, qui crache cette chanson en une vingtaine de minutes. Il pense en particulier au couple formé par Julie Nixon et Pat Eisenhower, enfants de qui vous savez, qui symbolisent pour lui l’inégalité des chances.
La chanson est un rock’n’roll nerveux porté par le chant surexcité de Fogerty, qui hurle dans le refrain sa frustration : « Je ne suis pas un enfant fortuné, je ne suis pas fils de sénateur, je ne suis pas fils de militaire« . Elle est rapidement adoptée par une génération d’activistes qui y voit à la fois un manifeste pacifiste et une vraie critique sociale.
The Rolling Stones : Gimme Shelter (1969)
Une intro rampante portée par un arpège de guitare vicieux, puis l’arrivée de la batterie, lourde, qui installe l’atmosphère sombre du morceau. Jagger balance d’entrée: « La tempête arrive, elle menace ma vie, si je ne trouve pas d’abri, je vais disparaître« .
Les Stones ne sont pas un groupe engagé, ils ne réclament rien, ils se contentent de décrire la décadence un sourire aux lèvres. Ils posent une musique sur un monde qui semble se décomposer en ces années de guerre froide, de conflit vietnamien et de tension raciale. La musique est poisseuse, le texte paranoïaque : « Le viol, le meurtre, ce n’est qu’à deux pas de chez nous« . Le résultat est tel que Martin Scorsese utilisera ce morceau dans trois de ces films : Les Affranchis, Casino et Les Infiltrés.
Bob Marley and The Wialers : Slave Driver (1973)
Toute la discographie glorieuse de Bob Marley est un combat pour la dignité. On aurait pu choisir dans cette sélection l’emblématique Get Up Stand Up, l’explicite Them Belly Full, Rat Race avec son célèbre « Rasta don’t work for no CIA« , ou le phénoménal Burnin’ and Lootin’.
Cet artiste est une révolution à lui tout seul. Pourquoi alors Slave Driver ? Parce que cette chanson est sortie en 1973, dans le premier album international des Wailers, qui a changé la face de la musique en plaçant un tiersmondiste au sommet d’une industrie ultra fermée.
Parce que l’impact de la déflagration portée par les premières chansons du rasta résonne encore aujourd’hui, sa seule image ouvrant les portes des ghettos du monde entier. Parce que le morceau est superbe, envoûtant, d’une lenteur somptueuse et porté par une ferveur rare.
The Clash : London Calling (1980)
1979 : l’Angleterre étouffe sous le thatchérisme, la working class grogne, les stades de foot s’énervent, et, comme une évidence, le punk rock sert de bande-son à ce malaise général. Deux ans plus tôt, les nihilistes Sex Pistols ont sorti un brûlot rageur, God Save the Queen (and the fascist regime…) et ils ont aussitôt explosé en plein vol. The Clash est fait d’un autre matériau, tout aussi incandescent mais plus résistant sur la durée.
Leur chef-d’œuvre s’appelle London Calling. D’entrée, l’intro militaire prend à la gorge. Joe Strummer, démonstration vivante que la conviction et l’énergie peuvent remplacer toutes les techniques du monde, balance un premier couplet menaçant où il est question de « guerre déclarée« , de « bataille qui approche » et de « règne de la matraque ».
Le refrain bascule dans l’apocalypse: « L’âge de glace arrive, le soleil se rapproche de plus en plus, les moteurs ne fonctionnent plus… mais je n’ai pas peur, car Londres se noie et je vis près de la Tamise« . Puissant, le morceau se promène entre cynisme et optimisme, fiction et réalité, rigueur rock et ouverture sur les musiques du monde. Et il n’a pas pris une ride.
Public Enemy : Fight The Power (1989)
Ce titre est une déflagration, un pilonnage monstrueux de quatre minutes dont on sort lessivé. Il n’y a pas moins de dixsept samples dans les dix premières secondes, d’où cette impression de se prendre un camion de groove dans la figure.
Le texte est du même acabit. Chuck D, qui aimait présenter à l’époque son groupe comme un « CNN noir », multiplie les attaques. L’heure est à la révolte. Tout le monde est dans la ligne de mire. John Wayne, Elvis Presley ? Accusés de racisme dès le début du monumental second couplet.
Le gentil Bobby McFerrin y passe aussi dans la foulée : « Don’t worry be happy a été numéro un ? Collez-moi des claques si je raconte ce genre de trucs…« . S’ensuit une charge contre l’histoire officielle des Etats-Unis, présentée comme une vaste arnaque : « Mes héros à moi ne sont pas sur les timbres-poste« . Le tout est dansant, puissant, à la fois martial et funky, c’est une insurrection festive et politique, superbement mise en image par Spike Lee dans un clip survitaminé.
Social Distorsion : Don’t Drag me Down (1996)
Mike Ness, le leader des punks californiens de Social Distorsion, a eu droit à une jeunesse qui ressemble à une compilation exhaustive des malheurs qui peuvent accabler un gamin. Des parents alcooliques qui le jettent à la rue, la toxicomanie qui l’envoie en prison, rébellion face à la police, accès de rage et automutilation, suivi psychiatrique…
La trentaine passée, il finit par maîtriser ses démons, structurer sa colère et il enregistre un album phénoménal de punk rock américain, comprenez plus bluesy que son cousin anglais. Don’t drag me down – ne me rabaissez pas – est un coup de gueule qui ratisse large.
On peut y voir une révolte contre toutes les violences sociales : racisme, ignorance, manipulations médiatiques, discriminations, conformisme… Le coup de gueule d’un type qui les a toutes prises dans la figure. Le tout posé sur une rythmique en béton et quatre accords qui tournent en boucle. L’efficacité rock and roll au service d’un morceau écrit avec les tripes.
Bruce Springsteen (avec Tom Morello) : The Ghost Of Tom Joad (2009)
La première version de cette chanson est sortie en 1995. Un Springsteen désabusé convoquait alors le fantôme de Tom Joad, le héros des Raisins de la colère (de John Steinbeck), pour une ballade à la rencontre des victimes du rêve américain. C’était acoustique, minimaliste, murmuré dans la grande tradition folk.
Quinze ans plus tard, le Boss invite Tom Morello, guitariste pyrotechnicien des regrettés Rage Against The Machine, pour une nouvelle version du même titre. Et la chanson se transforme en tour de force où, côte à côte, les deux hommes lâchent tout. Springsteen est un traditionnel, terrien, sa technique de guitare est viscérale, alors que Morello est un virtuose moderne et aérien.
Les deux mondes se complètent, ils entrent en fusion et ces paroles prennent une nouvelle dimension : « Partout y a un flic qui tabasse un type / Partout où un nouveau-né pleure de colère / Où il y a une bagarre contre le sang et la haine ambiante / Regarde-moi Maman je serai là ».
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