Avec ses clichés coup de poing d’Iraniennes voilées, fusils à la main, aux visages tatoués de poésie perse, la plasticienne et vidéaste Shirin Neshat a bousculé le milieu bien-pensant et euro-centré de l’art contemporain dans les années 1990. Depuis, plus rien ne l’arrête, ses photos et vidéos — qui tournent autour des codes d’une société verrouillée comme l’Iran — font le tour des musées, galeries et festivals prestigieux. Ironie du sort, ses travaux, pétris d’engagement et de poésie qu’elle qualifie elle-même de “quiet protest” (protestation silencieuse), sont interdits dans son Iran natal qu’elle a quitté en 1974, soit cinq ans avant la révolution islamique. Et si, aujourd’hui, Shirin Neshat tient une place de marque dans le gotha de l’art — elle se fait inviter à l’anniversaire de la star serbe de l’art contemporain Marina Abramovic ou pose aux côtés de la légendaire photographe américaine Cindy Sherman —, elle garde la tête sur les épaules. L’artiste, frêle et gracieuse, nous a reçus, après plusieurs semaines de tractations, dans un appartement cossu du quartier Racine. Elle était de passage à Casablanca pour le tournage de Looking for Oum Kulthum, son nouveau longmétrage sur l’astre du Machreq où l’actrice égyptienne Yasmin Raeis campe le rôle-titre. Le tournage, qui a duré deux mois, s’est terminé en novembre dernier au cinéma Rialto du centre-ville casablancais.
Ce n’est pas une première pour l’Iranienne, qui a fait du Maroc un pays de substitution pour ses créations cinématographiques. En 1999, elle a choisi le royaume pour tourner Rapture, un diptyque en vidéo comparant la condition des deux sexes. L’année suivante, elle a réalisé une deuxième œuvre du même genre, Fervor, où, dans le même espace, femmes et hommes sont séparés par un voile noir sur fond de poésie chaâbi mystifiée. L’artiste ne s’est pas arrêtée en si bon chemin, elle est revenue pour réaliser Possessed (2001), Mahdokht (2004) et Zarin (2005). Et si elle nous confie qu’elle a passé six ans à préparer son dernier film, Shirin Neshat s’excuse aimablement de ne pas en dire davantage, “à la demande de la prod’ qui ne veut pas en parler pour le moment”.
Vous avez tourné la majeure partie de vos vidéos au Maroc. Pourquoi ici et pas ailleurs ?
Mes ennuis avec le régime en place en Iran ne me permettent pas de tourner là-bas. Du coup, il fallait que je trouve une solution et j’ai vu dans le Maroc un pays de substitution. Je me sens comme chez moi ici. On peut avoir le confort et la paix, mais aussi le chaos. J’aime cette combinaison. D’ailleurs, pour mon nouveau long-métrage, j’ai fait des repérages en Égypte, mais ça n’a pas marché. C’est un pays sous tension permanente, et bien que je l’aime beaucoup, il est dangereux. Quand je ne me sens pas en confiance, je ne peux pas travailler convenablement. Au Maroc, c’est vrai que les gens peuvent s’embrouiller et crier à tuetête, mais au fond ils sont en paix. On sort ici du schéma organisationnel des pays occidentaux et j’aime beaucoup cette idée. Et si retourner à New York me rend triste, le fait d’être au Maroc me pousse à me rappeler d’où je viens.
Votre travail explore, sans jugement de valeur, la condition de la femme dans la société iranienne. Pourquoi cette approche ?
J’ai commencé à travailler sur la condition féminine parce que je suis une femme avant tout, et je ne pense pas nécessairement être féministe. Dans mes vidéos et photos, je ne pars jamais d’un postulat politique, ça commence toujours par une pulsion intuitive. Je travaille sur les femmes iraniennes car je les trouve avant tout intéressantes. En tant que femme, je peux faire le lien avec leurs problèmes politiques, sociétaux ou religieux, mais ça vient avant tout de ma propre expérience.
Quel regard portez-vous sur le féminisme dans des sociétés comme l’Iran ou le Maroc ?
L’éducation a changé la donne. Par exemple, en Iran, 90% des femmes sont éduquées et actives, ce qui n’était pas le cas pour la génération de ma mère. Être éduquées a permis aux femmes de changer leur condition dans les sociétés musulmanes. Cette conscience, qui est un combat quotidien, a changé leur rapport avec la religion, l’autorité, le mariage…
Et le féminisme à la Femen, vous en pensez quoi ?
La provocation par le biais de la religion et l’autorité ne m’a jamais intéressée. Je prends l’exemple de l’auteure somalo-néerlandaise Ayaan Hirsi Ali (femme politique controversée du fait de ses positions anti-islam, ndlr) qui a écrit le scénario de Submission, un film où l’on voit le corps d’une femme nue tatoué de versets du Coran (le réalisateur du film, Théo Van Gogh, a été assassiné en 2004, ndlr). Je trouve que c’est une action vaine qui ne mène à rien, ce n’est pas un exploit en soi. Insulter les gens à travers leur croyance n’est pas vraiment productif. Je respecte beaucoup les féministes comme Fatima Mernissi, ou de simples anonymes qui se battent au quotidien. Montrer ses seins ou faire des caricatures blasphématoires, c’est de la pure stupidité. Ça divise sans plus. Et au final, c’est assez superficiel comme confrontation. Pour ma part, il est vrai que j’ai mes propres problèmes, je suis interdite d’entrer en Iran, j’ai des démêlés avec l’État, mais c’est plus complexe que ça. Je respecte les femmes qui choisissent d’être voilées, d’être religieuses. Le choix est important, mais je me dis qu’après tout, je suis artiste et je ne suis pas politicienne. C’est uniquement à travers mon art que je peux faire réfléchir les gens.
Vous dites que votre père, bien que musulman, avait une vision occidentalisée du monde. Qu’est-ce que ça veut dire “avoir une vision occidentale” ?
Mon père est un intellectuel qui a beaucoup voyagé, il s’intéressait à l’Occident. D’ailleurs, il parlait couramment le français. À l’époque, les Iraniens étaient fascinés par la culture occidentale qui dominait le monde, mais ils ne voulaient en aucun cas l’importer dans son intégralité. Il m’a appris à penser au-delà des frontières iraniennes, à faire mes études et à voir grand. Je lui en suis reconnaissante.
Bien que vous soyez interdite d’exposer ou de montrer vos œuvres en Iran, vous avez un succès fou en Europe et aux États-Unis. Ça ne vous gêne pas qu’on vous désigne comme héraut de la “pauvre femme musulmane opprimée” ?
Ce sont les médias qui grossissent à chaque fois les traits. Je précise constamment que mon travail ne traite pas des femmes musulmanes, mais plutôt des femmes iraniennes. Que ce soit dans une vidéo ou une photo, mon travail porte avant tout sur la société iranienne et l’expérience de ses femmes. Mon art est vu en Occident sous différents angles, tout dé- pend de la vision subjective de la personne qui regarde. Il y a ceux qui comprennent mon travail et qui en parlent dans une perspective historique, et ceux qui portent un regard stéréotypé et complètement faux. Si les gens s’intéressent à moi parce que je suis iranienne et qu’ils croient qu’ils vont pouvoir se déchaîner sur l’islam, ils font fausse route. C’est pour cette raison qu’il m’est impossible de synthétiser ces points de vue.
Shirin Neshat: Rapture, 1999 from InEnArt on Vimeo.
Tout compte fait, être artiste est vraiment fatigant…
Oui bien sûr, mais tout ça pour dire que je deale avec les différentes audiences qui approchent mon travail qui, de part sa nature, attire une grande audience. Et en fin de compte, chacun apporte à l’œuvre ce qu’il est, qu’il soit religieux, sécularisé, occidental ou oriental.
Vous nous direz que c’est l’envers du décor de la starification…
Je n’ai jamais cherché à plaire ou à avoir du succès, j’ai toujours fait les choses de manière simple, je ne suis pas une carriériste. Une fois que je termine un projet, je ne me dis pas “c’est quoi la prochaine étape pour réussir plus ?” Quand je m’engage dans un projet, ça me prend quelques années avant qu’il n’aboutisse. Mes projets sont organiques, aujourd’hui je suis en train de faire un film, après je réaliserai un opéra pour le festival Solsberg… Donc rien n’est calculé et ça vient presque par hasard.
Qu’ils soient poètes, cinéastes ou photographes, les artistes iraniens fascinent depuis des siècles. C’est dû à quoi à votre avis ?
L’Iran a toujours été une terre pour les artistes, intellectuels, cinéastes et scientifiques. Nous avons un passif historique assez prolifique et riche en créations. Pour les artistes contemporains, cet élan a quelque chose à voir avec notre situation politique. Je ne donne pas de crédit à l’oppression, mais on a une histoire politique assez difficile avec l’avènement de la révolution islamique et la censure qui s’en est suivie. À ce moment-là, les gens ont pris conscience de la dangerosité de la situation et réagi à travers la création. Donc, les situations politiques les plus difficiles peuvent aboutir à du grand art. Dans les pays occidentaux, les artistes pensent à leur carrière. Ils vont dans de grandes écoles, montrent par la suite leurs œuvres dans des galeries et ainsi de suite. En Iran, c’est différent, être artiste est un état de survie et de protestation. Il faut toujours trouver une solution pour être expressive. Less is more, à la manière de Abbas Kiarostami (dé- cédé en 2016, ndlr) qui est un grand cinéaste acclamé par le monde entier. Pourtant, ses films sont minimalistes et simples. C’est un mentor, car il a réussi à faire usage d’un langage artistique qui transcende la censure.
PROFIL1957 : Voit le jour à Qazvin en Iran |
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