Il est l’écrivain algérien le plus célèbre de son temps. Traduit dans une trentaine de langues, primé à trois reprises, son premier roman, Meursault contre-enquête, lui vaut l’éloge des critiques littéraires en Algérie comme en Europe et plusieurs distinctions, dont le Goncourt du premier roman, le Prix des cinq continents de la Francophonie et le Prix François Mauriac.
Propulsé au-devant de la scène, le romancier et chroniqueur à la plume fine et acérée devient la coqueluche des médias français.
Sur les plateaux télé, il tire à boulets rouges sur ses bêtes noires : les conservatismes de tous poils, l’islamisme, les élites rongées par la rente et la théorie du complot ou encore ce monde arabe malade de sa schizophrénie. Franc-parler courageux, disent ses nombreux admirateurs. Opportunisme, voire traîtrise, leur répondent ses détracteurs, qui le taxent d’islamophobie, donnant ainsi du crédit au discours d’un Front national en net ascension en France. « Pourquoi les gens ont-ils peur ? Parce qu’il y a des aspects de l’islam et des musulmans
qui leur font peur », répond doctement Daoud, qui dit se nourrir des critiques lorsqu’elles ne sont
pas insultantes ou diffamatoires.
Ainsi, lorsque, début 2016, réagissant à une de ses tribunes au vitriol, un cercle d’universitaires le qualifie d’ »humaniste autoproclamé », le journaliste, atteint par ce qu’il considère comme des « attaques basses », s’éloigne du journalisme en trouvant refuge auprès de ses premières amours : les livres. Les mêmes amours qui l’ont doucement extirpé de l’obscurantisme islamiste avec lequel il a flirté dans sa jeunesse.
Vous avez publié récemment Mes Indépendances, recueil qui regroupe vos chroniques de 2010 à 2016, dont certaines vous ont valu des fatwas. Avec du recul, regrettez-vous une prise de position ou une formule « blessante » ?
L’idée de faire un recueil de chroniques est toujours une idée assez difficile à mener jusqu’au bout
parce qu’on a tendance à vouloir faire des corrections et vouloir se donner de belles positions, c’est-à-dire de ne publier que les chroniques où on avait raison et éliminer celles où on avait tort, c’est une tendance. Mais je ne regrette aucun texte. Je pense que même si je me suis trompé une ou deux fois sur certaines analyses, le fond reste le même, j’ai toujours été de bonne foi, j’ai essayé de comprendre mon époque, mon actualité ou ce qu’il se passe dans mon environnement.
Et ça, je pense que c’est un droit.
Début 2016, vous vous fendez d’une tribune dénonçant les agressions sexuelles de Cologne, que vous avez attribuées à la misère sexuelle des musulmans. Propos qui ont suscité l’ire d’un cercle d’intellectuels de gauche qui vous ont taxé d’islamophobie. Leur critique était-elle
à ce point sévère pour que vous renonciez au journalisme ?
Critiquer ce que je pense, marhba. La critique d’autrui ça me renforce et me permet de corriger mes réflexions discrètement ou d’une manière publique. De là à douter des intentions d’autrui, on n’est plus dans la critique des positions mais dans le procès de la personne. Les attaques telles que « Kamel Daoud humaniste autoproclamé » ou « vous représentez une minorité, donc vous devez vous taire » sont très étonnantes et absurdes venant d’universitaires, car aucun écrivain
dans le monde ne revendique la majorité électorale dans son pays.
On est dans la tribune basse qui n’a rien à voir avec la critique universitaire. J’ai annoncé mon retrait du journalisme parce que j’avais subi auparavant énormément de pressions de la part d’islamistes, de conservateurs et de la part du régime algérien également. Avec cette tribune-là, qui a coïncidé avec une période où j’étais malade, je me suis retrouvé fatigué. Je me suis alors dit que le seul moyen de garder le contrôle sur sa propre parole et de revenir à mes propres passions — la littérature et la lecture —, c’était de ne pas entrer dans des polémiques stériles. J’ai aussi cette intuition : les gens ne cherchent pas à vous écouter pour comprendre votre position, la polémique n’avait d’autre but que celui de polémiquer, et non de dégager une issue commune ou des réflexions sur le sujet.
Puis, la tribune de ces universitaires exprime une douleur et un malentendu qui viennent du fait
que, dans certains cercles intellectuels en Occident, on est toujours dans ce que j’appelle « la rente postcoloniale ». C’est-à-dire qu’on veut tout expliquer par le colonialisme et par le trauma colonial. Le trauma colonial a été violent, un crime, et ça on ne peut pas le nier, mais tout
expliquer par le trauma colonial, je pense que c’est devenu un confort.
Qu’exprime ce trauma colonial?
Il exprime une sorte de blessure, celle de gens qui vivent là-bas, qui ont été blessés par l’Occident, parce qu’il rejette, parce qu’il est dans une domination perpétuelle. Et lorsque quelqu’un qui vient du Sud exprime des positions qui ne vont pas dans le sens de leur construction idéologique,
ils réagissent comme si j’étais, moi, un agent à la solde de leur adversaire. On en est arrivé à sublimer la polémique comme étant la seule manière de réagir ou de s’exprimer.
En Algérie du moins — parce que je ne pense pas que ce soit aussi accentué ailleurs —, cette logique de mise en traîtrise est monnaie courante: celui qui n’est pas d’accord avec moi est soit un traître, un suppôt de la France, un agent de l’impérialisme international ou alors un impie et un antimusulman. Il vous est interdit de réfléchir sur votre réel sans être confronté à cette sorte
d’inquisition permanente.
Vous dénoncez donc une sorte d’essentialisme qui conditionne vos engagements à votre condition d’Algérien, d’Arabe et de musulman ?
Oui, d’abord parce qu’on considère qu’on le dit mieux que vous, et si vous le dites, vous servez les autres et pas nous. C’est-à-dire que vous êtes toujours l’Arabe de service, dans un sens
ou dans l’autre.
Toujours est-il que les réfugiés auxquels vous attribuiez les agressions de Cologne ont été innocentés par la justice allemande. Le journal Bild, à l’origine du scandale, a même présenté ses excuses…
Le problème n’est pas là. Qu’ils soient innocentés parce que l’Allemagne a un système judiciaire très complexe est une chose. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’au lieu de reprendre
mes propos sur la misère sexuelle et le statut de la femme dans le monde dit arabe et se mobiliser
pour changer les choses chez nous, on se mobilise pour dire que j’ai eu tort de dire ça. Le plus important est-ce de dire que Kamel Daoud a eu tort ou de se mobiliser pour changer la condition de la femme et nos conditions à nous tous dans ce monde dit arabe ? En gros, la condition de la
femme chez nous on s’en fout, puisque Kamel Daoud a eu tort.
Mais que répondez-vous à ceux qui vous taxent d’islamophobie ?
Il faut revenir à la définition de l’islamophobie. C’est une peur, pas une détestation, comme on le traduit en arabe, « karahiyate al islam ». Il y a des gens qui ont donc peur de l’islam. Pourquoi en ont-ils peur ? Parce qu’il y a des aspects de l’islam et des musulmans qui leur font peur. Donc, lutter contre l’islamophobie, ce n’est pas d’aller vers l’autre pour lui demander de nous comprendre, c’est de demander à nous-mêmes pourquoi nous faisons peur aux autres.
Si on assume qu’on est responsables de l’islamophobie, c’est la moitié du chemin qui est parcourue. D’un côté, on accuse l’Occident d’islamophobie, et de l’autre on n’assume pas qu’on lui fait peur.
Dans un autre registre, vous avez écrit, en 2014, une chronique intitulée « Je ne suis pas solidaire de la Palestine », en pleine agression israélienne (contre Gaza), dénonçant une « indignation sélective ». L’indignation est-elle sélective en fonction de nos sensibilités ?
Être sensible à une cause et rester chez soi devant sa télé, c’est un choix dans la vie. À propos de la chronique, les choses concernant la Palestine sont claires pour moi : une solidarité qui est sélective n’est pas une solidarité, c’est un fonds de commerce politique ou affectif. D’ailleurs, ça s’est passé en Algérie à l’époque où il y avait des massacres de personnes à Ghardaïa (wilaya au
centre de l’Algérie, NDLR), il y a eu vingt ou trente personnes tuées, et il n’y a pas eu de mobilisation.
Quand Israël bombarde Gaza, là il y a une mobilisation immédiate, parce que c’est un fonds de commerce pour le panarabisme et l’islamisme. À force d’avoir arabisé et islamisé la cause palestinienne, on l’a ghettoïsée. Personne ne s’en occupe car c’est devenu la cause des musulmans et des Arabes.
Selon vous, comment soutenir efficacement les Palestiniens ?
Il faut être conscient que si on veut aider les Palestiniens, il ne faut pas que leur cause soit un fonds de commerce politique. Il faut donner à la cause palestinienne son statut international dont tout le monde est responsable. Puis, pour soutenir les Palestiniens, il ne suffit pas de s’asseoir
devant Al Jazeera et crier « al jihad, al jihad » avant de rentrer chez soi, il faut construire des pays forts et des économies fortes afin de pouvoir peser sur la décision internationale.
Depuis la Nakba, la gauche dans le monde arabe crie qu’elle a le monopole de la cause palestinienne, les islamistes aussi, pendant que la Palestine se réduit de plus en plus. Moi, de la génération des indépendances qui a dépassé la quarantaine, je me pose la question légitime : elle est où l’erreur ? Puisque votre forme de solidarité ne donne absolument rien, il faut un moment
d’autocritique. Sauf que c’est devenu un lieu de l’affect, un lieu de nos impuissances. Leur montrer cet échec leur fait très mal. Je suis donc solidaire avec la Palestine, mais loin
de la solidarité commerciale, religieuse ethnique et confessionnelle.
À ce propos, vous dites souvent « parler du monde arabe, c’est nier le pays d’où je viens ». N’existe-t-il pas de monde arabe ou de communauté arabe pour vous ?
Non, je ne crois pas. Il y a un patrimoine culturel oui, mais pas d’identité arabe, c’est un abus. Je pense que le monde arabe est une catégorie qui participe tout à la fois d’une politique panarabiste qui a montré ses limites, et surtout ses vices, et d’un concept orientaliste qui n’a plus lieu d’être.
Nous sommes algériens, nous sommes tunisiens, nous sommes marocains, nous sommes maghrébins. Nous sommes le Maghreb et je suis un pro-maghrébin profond, mais faire une nationalité de la catégorie arabe, ça me dérange.
Dans votre roman, traduit dans une trentaine de langues, ou dans vos chroniques largement diffusées, on sent que vous cherchez à vous adresser à l’universel. Quel est le message que vous souhaiteriez véhiculer dans le monde ?
En règle générale, je n’aime pas parler de message, cela me rappelle l’époque stalinienne, le socialisme au Maghreb et les partis uniques. J’ai plutôt des convictions: défendre mes libertés et restaurer la dignité de l’individu dans nos sociétés, ce qui va permettre non seulement la prise de responsabilité de chacun mais de réaliser le premier pas pour changer les choses autour de nous.
Restaurer la « responsabilité individuelle » reviendrait à restaurer la liberté individuelle, c’est pour ça que j’ai parlé de « mes indépendances » au lieu de « nos indépendances ». « Nos » indépendances, on les a eues mais pas « mes » indépendances, c’est-à-dire la liberté de chacun. Ce culte de liberté, ce culte d’indépendance, je le défends un peu partout. Parce qu’on est libre et qu’on défend
les concepts de la liberté et de la responsabilité nous rejoignons l’universel.
La tradition intellectuelle chez nous, c’est à la fois cracher sur l’universel, gémir parce qu’on n’en fait pas partie, dire que l’Occident pose le monopole de l’universel chez lui, tout en refusant de participer à l’universel. On refuse de créer, d’écrire, de s’exprimer et de défendre des causes autres que les nôtres. D’un coup, on leur reproche de détenir « l’universel », mais de l’autre on s’en fout du reste de l’humanité. Alors la règle est simple: si on s’en fout de l’humanité, le reste de l’humanité s’en fout de nous.
Votre bête noire, c’est l’islamisme, que vous avez bien connu dans votre jeunesse. Quel regard portez-vous sur son évolution dans le Maghreb ?
Ce n’est pas ma bête noire, c’est une des bêtes noires de notre époque. Les théories du complot qui traversent les élites chez nous, la rente qu’est devenu le trauma colonial sont aussi des bêtes noires qui empruntent le même chemin : le problème ce n’est pas nous mais les autres. Je ne suis
pas spécialiste de ce domaine, je suis citoyen du Maghreb et j’essaie de voir.
Je pense qu’il y a une double évolution de l’islamisme qui est assez spectaculaire: d’un côté, les
échecs des régimes et des politiques alternatives à l’islamisme deviennent de plus en plus retentissants, ce qui fait que les radicalismes s’accentuent encore plus. Au point où la formule
est passée du groupe islamique à la base islamique, de la base à l’État, puis de l’État on va passer à l’empire maintenant.
De l’autre côté, il y a une sorte d’islamisme horizontal qui s’installe dans nos sociétés, qui s’attaque aux moeurs, qui gère l’espace public et nos corps, mais qui ne s’attaque pas au régime, pour le moment. Cette double évolution est très inquiétante.
Quel regard portez-vous sur l’islamisme au Maroc ?
Je ne vous livre pas un discours à la carte parce que c’est un journal marocain, je l’ai dit ailleurs, je reste très très admiratif de la gestion de l’islamisme local, parce que là on parle d’un islamisme local et non transnational qui traverse un peu le monde entier. Sa gestion en Algérie a été quand même une catastrophe avec aujourd’hui une reculade monstrueuse du régime face aux islamistes,
qui sont en train de négocier, en position de force, la gestion de l’espace public.
Il a été géré différemment en Tunisie avec Rached Ghannouchi, qui a fait un pas spectaculaire dans la pensée politique islamiste en faisant passer le consensus avec la majorité électorale. Maisdans le cas marocain, il est beaucoup plus serein, beaucoup plus contrôlé, beaucoup plus habile et beaucoup plus intelligent, bien qu’il y ait parfois des concessions que je trouve non seulement regrettables mais scandaleuses, comme certaines lois
par rapport à la femme ou aux moeurs. Des concessions scandaleuses mais qui participent d’un certain management, habile et intelligent, de l’islamisme.
La solution à l’islamisme viendrait-elle, selon vous, de la démocratie ?
C’est prendre le problème à l’inverse. Les islamistes sont là parce qu’il n’y a pas de démocratie et qu’il n’y a pas de liberté. Les régimes ont besoin des islamistes parce qu’ils leur donnent de la légitimité et de l’utilité. Ils se présentent comme le rempart aux islamistes et, chez nous, ils dealent avec eux pour immobiliser la société. Donc, à la base, la démocratie est un outil. Mais quelle démocratie au juste ?
Il faut aussi que, nous les élites, on essaie de définir le consensus démocratique pour pouvoir en faire l’intérêt commun et la sécurité commune de tous. C’est un travail de fond qu’il faut donc, mais dans le monde dit arabe on est dans une sorte de rejet de la définition de la démocratie telle que vécue par l’Occident, sans aller jusqu’à redéfinir ce qui serait utile comme démocratie pour nos sociétés.
Revenons aux fatwas et aux menaces dont vous faites l’objet. Alors que beaucoup d’intellectuels ont choisi l’exil, vous êtes toujours installé en Algérie. N’avez-vous pas peur pour votre sécurité?
Généralement, je n’aime pas répondre à ce genre de question. C’est inutile d’y répondre, car tout le monde a peur. C’est une décision intime de partir ou de ne pas partir et je n’aime pas faire de ça le centre de ma vie. J’organise ma vigilance ou ma prudence, le reste est personnel.
Au Maroc, des intellectuels sortent de leur tour d’ivoire pour appeler à l’ouverture de la frontière entre l’Algérie et le Maroc. Qu’en est-il en Algérie ?
Le problème ce n’est pas les intellectuels, beaucoup de gens voudraient que les frontières soient ouvertes, qu’on puisse aller au Maroc et que les Marocains puissent aller en Algérie. Je ne vais pas vous répéter le refrain habituel des liens historiques, culturels et parentaux communs, ça,
tout le monde l’admet.
Maintenant, l’usage qu’on fait de la fermeture des frontières, de part et d’autre, a fait que nous avons aujourd’hui des générations qui ne se connaissent pas; c’est le plus tragique entre l’Algérie
et le Maroc. Alors que nos grands-parents se connaissaient, nos parents se connaissaient, nous on ne se connaît pas. Conséquence terrible.
Dire que les Algériens ne veulent pas l’ouverture des frontières est faux, il s’agit d’une décision politique, et en Algérie beaucoup de décisions nous échappent, nous ne sommes pas en démocratie. Ce n’est pas nous qui gérons. C’est une décision politique qui a été prise par l’Algérie en réponse à une décision politique du Maroc dans les années 1990, qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui. Et nous, au milieu, on est coupés. Dans cette histoire, comme je l’ai déjà dit, c’est Oujda contre Rabat et non l’Algérie contre le Maroc.
En même temps, ce qui m’inquiète, c’est l’avenir. Il y a des journaux chez vous et des journaux
chez nous qui ont fait un fonds de commerce du sentiment de ce voisinage tendu et qui sont en train de fabriquer des haines. Je vous jure que c’est ce qui me fait le plus peur : que cette frontière fermée devienne une frontière dans les esprits et qu’elle soit irréversible.
Dans votre dernier recueil, il y a un texte consacré à la Tunisie : « Je rêve d’être Tunisien ». Si le Maroc devait vous inspirer une chronique, quel en serait le titre ?
« Je rêve d’être Marocain », sans doute. Puis un autre, intitulé « Je rêve d’être Maghrébin », pour boucler la boucle.
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