Il y a un moment où il faut savoir s’arrêter. Quand la charge d’absurde se fait trop lourde, quand la puissance du délire annihile la raison, il n’y a aucune honte à reconnaître qu’on est allé trop loin. A la vue de cette extraordinaire photo de la plage d’Al Hoceïma, celle de nos glorieuses forces de l’ordre en tenue de combat, les pieds dans l’eau, faisant face à des manifestants en maillots de bain, Zakaria Boualem s’est dit que ce moment était arrivé. Il ignore par quelle succession d’erreurs de jugement on a pu considérer en haut lieu qu’une telle initiative était bonne, il n’a pas non plus la moindre idée de la stratégie qui a abouti à cette situation grotesque, il est juste abattu par la charge d’absurde. Il ne faut même pas essayer de comprendre, mais juste avouer que la plus grande menace qui plane sur notre paisible contrée n’est pas le chaos mais le grotesque.
Oui, Zakaria Boualem le répète : nous avons plus de chance de basculer dans le ridicule que dans la Syrie, al hamdoulillah. Il faut préciser que cette photo, vouée à la postérité, n’est que la dernière étape d’un processus riche en moments saugrenus. Rappelons que plus tôt dans la même semaine, notre Chef de gouvernement nous a expliqué que si les grognons rifains estimaient avoir été brutalisés par la police, alors il leur suffisait de porter plainte. C’est une idée magnifique, imaginons la scène au commissariat.
- Bonsoir chef, mabrouk l’Aïd, Je viens porter plainte.
- 3lina ou 3lik mon ami, contre qui voulez-vous porter plainte ?
- Contre vous, vous m’avez brutalisé et vous m’avez piqué mon téléphone hier soir.
- Pas de problème, je me souviens très bien, je me mets en garde à vue de ce pas, accompagnez-moi dans ma cellule que je m’enferme, prenez les clés, elles sont sur mon bureau.
- Ok, je peux récupérer mon téléphone ?
- Non, mais je vous fais un bon d’achat pour un modèle plus récent.
- Merci.
C’est du haut niveau les amis. Attention, ce n’est pas tout, on vous avait prévenus de la richesse de notre production hebdomadaire. Que dire par exemple de cette dépêche officielle qui annonce avec un certain enthousiasme la “création d’une commission chargée de réaliser un inventaire des conventions et projets signés devant le roi” ? C’est une phrase qui peut déstabiliser un porte-avion, ça. Que dire de ce Rifain poursuivi pour terrorisme (rien que ça) mais remis en liberté provisoire, et qui s’exprime sur les réseaux sociaux alors que ses potes, simples manifestants, croupissent en prison ? Nous aurait-on menti sur la menace qu’il représentait ? Que peut-on penser de ces communiqués qui nous listent régulièrement le bilan en blessés des forces de l’ordre sans jamais faire part des dégâts infligés à la partie adverse, comme s’ils se battaient contre des extra-terrestres maléfiques, ou, pire, qu’ils guerroyaient entre eux ? Et que peut-on penser de cet aveu candide de notre Chef du gouvernement, qui est venu nous expliquer à la télévision que les accusations de séparatisme et autre traîtrise à la nation lancées à la face des manifestants étaient “une erreur” ? C’est très beau de reconnaître ses erreurs, ça traduit une noblesse d’esprit très rare à ce niveau de responsabilité, mais on parle ici de la plus grande accusation disponible dans notre beau Code pénal. On parle de paroles qui ont déclenché une masse d’insultes conséquentes de la part de nos patriotes cybernétiques, les plus exaltés s’étant proposés d’aller régler leur compte à ces félons. Mais où sont-ils donc passés, d’ailleurs, ceux qui appelaient à la zerouatification intégrale et perpétuelle de la région rifaine ? Sont-ils toujours convaincus que cette solution est la bonne, au moment où les instigateurs eux-mêmes de cette stratégie changent de ton ? Si c’est le cas, ils ont bien de la chance, parce que Zakaria Boualem, de son côté, est saisi d’un doute affreux. Il a l’impression, lui, qu’on fabrique des problèmes pour les vingt ans qui viennent, et ce n’est sûrement pas la brigade aquatique d’Al Hoceïma qui saura les régler. C’est tout pour cette semaine, et merci.
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer