Il est classé dans la case des nouveaux islamologues prônant une analyse critique du corpus islamique. Il s’y attelle à travers des ouvrages scientifiques et d’autres de vulgarisation, comme dans son dernier livre Finalement, il y a quoi dans le Coran ?. Il y dialogue avec le metteur en scène de la pièce Djihad, Ismaël Saidi, sur justement le jihad, la place des femmes dans le Coran, le port du voile, le halal et le haram, usant de l’humour pour atteindre sa cible. Rachid Benzine n’est pas un intellectuel dans sa tour d’ivoire. Pas au sommet tout du moins, mais à mihauteur, à en juger par son refus de répondre à des questions sur l’instrumentalisation ou pas de la religion par l’Etat marocain, comme dans le cas du prêche sur la fitna interrompu par Nasser Zafzafi. Il préfère s’en tenir dans ses entretiens aux questions qui concernent son domaine de recherche. Et, du coup, il ne formule jamais de réponses d’ordre politique.
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TelQuel: Le Maroc est souvent donné en exemple pour ses résultats dans la lutte contre le terrorisme, obtenus grâce à une approche essentiellement sécuritaire. Est-ce efficace à long terme?
Rachid Benzine: Je ne pense pas que le Maroc ait une approche essentiellement sécuritaire aujourd’hui. C’est celle qui a prévalu pendant très longtemps certes, mais je crois qu’aujourd’hui le royaume a compris qu’elle ne suffisait pas à elle seule et qu’il fallait penser à une approche intégrée. Ce que l’on entend par là, c’est une approche qui conjugue le sécuritaire à l’éducatif, au social et au politique. Le sécuritaire seul n’est pas, ou n’est plus, suffisant tout simplement parce que “l’organisation de la menace” n’est plus la même. La radicalisation aujourd’hui ne passe plus par la mosquée ou par des canaux classiques que l’on pouvait surveiller, mais par des supports moins contrôlables. Par ailleurs, les profils des radicalisés ont aussi changé : aujourd’hui, il y a des gens sans “parcours religieux” qui peuvent tomber dans le radicalisme, donc il faut agir dans le sens de la prévention bien en amont, et non plus seulement de la répression. Il me semble que le Maroc a compris cela, même si le sécuritaire semble prévaloir parce qu’il est plus médiatisé, plus “spectaculaire”, et parce qu’il repose sur le renseignement humain, alors qu’ailleurs il repose essentiellement sur le renseignement technologique.
L’Etat, via la Rabita des oulémas, mène des actions de déradicalisation à travers la publication de livrets expliquant ce qu’est vraiment le jihad. Est-ce suffisant pour convaincre un jeune fasciné par l’idéologie de Daech?
D’une part, même si l’effort et le travail sont louables, je crois que répondre à une idéologie religieuse par un discours purement théologique est sinon inefficace (parce qu’on répond au sacré par le sacré et que chacun peut donc rester sur une position légitimée par le même recours au sacré), du moins limité. Il faut répondre à l’idéologie religieuse par la rigueur de l’histoire, entendue au sens de discipline scientifique. D’où, et c’est mon second point, l’importance de reconstituer, grâce à cette rigueur de l’histoire, le sens du mot “jihad” et son évolution à travers le temps jusqu’à l’utilisation qui en est faite par les jihadistes aujourd’hui. Il faut sortir des définitions normatives du terme qui le figent dans deux conceptions qui s’affrontent (jihad au sens guerrier versus jihad au sens de l’effort personnel et spirituel) pour le replacer dans ses différents usages à travers l’histoire.
Mohammed VI semble accorder un certain intérêt à vos travaux, comme le montre une photo de lui avec votre ouvrage Les nouveaux penseurs de l’islam. Vous avez également déjeuné avec lui à l’Elysée. Que vous-a-t-il dit lors du repas?
Nous étions plusieurs personnes invitées à ce déjeuner, mais lors des échanges avec le roi, nous avons parlé des questions relatives à la formation des imams, à l’enseignement religieux, à la pensée islamique contemporaine. Mohammed VI est très à l’écoute sur les sujets liés à l’islam, mais nous parlons aussi de bien d’autres choses. Je suis en tout cas heureux que le type de pensée que je porte, avec bien d’autres, trouve écho, et s’il peut permettre d’amorcer une réflexion constructive pour sortir des impasses dans lesquelles nous sommes, j’en suis encore plus heureux.
Faites-vous du lobbying pour le Maroc?
Absolument pas. Je vous l’ai dit, ma démarche est académique, dépourvue de toute visée politique. Si cela changeait, elle en serait fragilisée. Ce n’est pas ce que je veux.
Le Maroc semble laisser faire la propagande wahhabite, qui veut interdire la mixité des Ahwach chez les Amazighs via l’action de prêcheurs. L’Etat laisse aussi des professeurs introduire l’enseignement des “miracles scientifiques” du Coran à l’université. Combien de temps pourrons-nous encore ignorer ce travail de sape des Saoudiens?
Je crois que le wahhabisme a opéré au cours des dernières décennies une véritable OPA sur l’islam, qui a envahi les esprits. Il est difficile de le combattre brutalement, car on se heurterait à des résistances très fortes de la part des gens qui y adhèrent. On ne peut pas agir que sur le plan de la répression, même si elle est nécessaire quand la sécurité est menacée. Lutter contre cette idéologie nécessite du temps, de la stratégie et des moyens multiples, à commencer par l’enseignement islamique. Il faut mettre en place progressivement un contre-discours qui puisse gagner les masses et contrebalancer, puis minoriser, ce discours wahhabite. Pour la question des “miracles scientifiques” du Coran qui trouvent un espace de diffusion dans les universités, il faut que l’Etat prenne des mesures fermes pour protéger ce lieu de pensée de toute idéologie. On ne peut pas permettre que l’université, où se forge et se forme l’esprit critique, puisse servir de relais ou de scène à des discours idéologisés.
L’Arabie Saoudite qui accuse le Qatar de financer et soutenir le terrorisme, ce n’est pas l’hôpital qui se moque de la charité?
Je pense qu’il y a d’autres enjeux qui nous dépassent, et que derrière cette cause invoquée, il y a d’autres choses qui se jouent. Il y a des raisons stratégiques, économiques, et puis peut être idéologiques, mais ces dernières ne sont pas, je crois, les plus importantes dans cette décision.
Vous avez rédigé un rapport sur la formation des imams pour le gouvernement de François Hollande où vous soutenez l’accroissement du rôle de l’Etat français pour promouvoir un islam éclairé. Ne craignez-vous pas de devenir un penseur officiel et d’être récupéré vu que l’islam est devenu central dans les argumentaires des partis politiques français?
Premièrement, je n’étais pas seul pour ce rapport. Nous étions trois à être mandatés pour cette mission, avec une historienne et une juriste, l’idée étant de conjuguer les approches pour une meilleure compréhension et prise en charge universitaire (il ne s’agissait nullement d’une réflexion politique) de la question de l’islam en France. Il était question de voir comment, dans le champ académique, on pouvait mettre en place des disciplines universitaires pour promouvoir l’islam comme objet de savoir et non de croyance. En ce sens, et c’est mon troisième point, je ne pense pas être, ni devenir, un faire valoir pour qui que ce soit, car j’inscris toutes mes réflexions et actions dans le champ de la connaissance, et non pas dans le champ social ou politique qui gère les problématiques liées à l’islam aujourd’hui en Europe. Non, je ne suis pas un acteur de l’islam en France.
Vous êtes l’auteur de Le Coran expliqué aux jeunes. On a le sentiment que c’est un coup médiatique à l’image du Coran pour les nuls de Malek Chebel.
Ce n’est en tout cas pas ainsi que je l’ai conçu. Ce livre est parti de questions réelles qui m’étaient posées lors de mes différentes conférences, en France ou au Maroc. Je me suis rendu compte que pour mieux expliquer mes recherches, il fallait d’abord débroussailler certains faits et concepts sur lesquels les gens m’interrogeaient souvent, comme le concept de révélation. J’ai donc essayé à travers ce livre de reprendre ces questions et d’y apporter une réponse scientifique accessible, que des adolescents peuvent comprendre, afin d’aiguiser leur esprit critique. Il a finalement été plus lu par les adultes que par les jeunes.
Pour expliquer où vous vous situez du point de vue philosophique, vous avez cité trois auteurs: “Paul Ricœur, Michel Foucault et Jacques Derrida”. Et des philosophes musulmans?
Vous avez choisi cette citation, mais il en existe bien d’autres où je parle de l’influence énorme qu’a eue sur mon cheminement intellectuel Mohammed Arkoun ou Nasr Hamid Abu Zayd, que j’ai eu la grande chance de rencontrer souvent. Nous avons des philosophes et des penseurs musulmans comme Abed El Jaberi, Ali Harb et Georges Tarabichi, qui font un travail énorme également et dont on parle peu en Europe. Même au Maroc, on va plus facilement citer un politologue ou un philosophe français qu’arabe ou musulman, parce qu’on apprend plus facilement à l’école la tradition philosophique française que la pensée arabe contemporaine. C’est un travers que l’on doit corriger, pour sortir justement de cette idée que le monde arabe et musulman est dans un marasme intellectuel. Ce n’est pas vrai.
Vous avez écrit dans le passé que les hadiths sont issus de la tradition juridique ou totalement légendaires, mais malheureusement mis sur le même plan de validité que le Coran. Plutôt qu’appeler à trier le bon grain de l’ivraie, pourquoi ne pas demander qu’on ne tienne plus compte de l’ensemble des hadiths?
Là, vous reprenez les thèses de certains réformistes qui veulent abroger des versets ou supprimer dans le patrimoine scriptural islamique ce qui ne correspond plus aux “valeurs” de notre époque. Je ne suis pas du tout dans cette démarche : les hadiths font partie de l’histoire et nous aident à la comprendre, ils sont nécessaires à l’analyse de la façon dont, à travers le temps, se sont construits l’âge d’or islamique, la figure du prophète, etc. On ne peut pas s’en passer : ils sont les témoins d’une histoire islamique des origines en train de se faire. Ils sont un élément essentiel de l’approche historique. Quand on se penche sur l’histoire des hadiths, on s’aperçoit qu’ils sont porteurs des enjeux de la société du IXème siècle, qui ne sont plus les enjeux de la société du Coran. Les supprimer, c’est s’inscrire dans une démarche idéologique et non historique.
Vous avez déjà subi des pressions ou reçu des menaces de mort du fait de vos positions?
Tout ce que je peux dire, c’est que travailler sur une croyance vivante n’est pas de tout repos, car on vit une époque où le religieux est de plus en plus identitaire et de moins en moins cognitif, et se sent agressé par cette approche historique
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