Depuis le mois d’avril, le Hirak du Rif, dont les manifestations durent depuis sept mois, est au cœur de surenchères politico-médiatiques. Pendant que les partis au pouvoir accusent le Hirak de séparatisme et de sectarisme (référence à un prétendu chiisme de certains leaders du mouvement), certains experts et membres d’institutions académiques inscrivent leurs analyses dans la logique du discours officiel, en relayant la piste du complot extérieur à l’encontre du pays. Rares sont les voix qui sont parvenues à s’affranchir d’une lecture binaire et donc forcément sommaire de ce qui se joue dans le Rif.
Ces allégations sont souvent révélées sans preuve aucune au grand public, à un moment où nous avons besoin de retrouver confiance en la parole publique. Cette absence d’espace de parole critique et plurielle a laissé un vide sur les réseaux sociaux où circulent désormais des stéréotypes, des paroles et des images violentes entre les partisans du mouvement et ceux qui s’y opposent. Ce vide a également été investi par des chercheurs qui, sollicités par les médias, se sentent tenus de donner un avis sur le mouvement, au risque d’amplifier la réalité ou au contraire de réduire la complexité de la société rifaine et de son économie.
Comprendre le Hirak du Rif nécessite à la fois un esprit critique, une vigilance intellectuelle, une sensibilité sociopolitique et une fine connaissance des mutations de la société rifaine. Au lieu de stigmatiser davantage la population du Rif et de l’observer à travers le prisme de l’analyse coloniale, attisant les dichotomies du genre bled siba (dissidence politique) /bled al Makhzen, berbères/arabes, montagnes/plaines, etc., nous devons, au contraire, tirer les leçons de ce qui s’y déploie pour rendre intelligible l’essentiel, à savoir l’économie politique de ces territoires.
On ne peut disqualifier un mouvement de contestation en se contentant de cibler les populations et les individus qui le portent dans leur légitimité patriotique et religieuse. Le jeu mobilisé par les décideurs politiques pour discréditer le Hirak en le qualifiant de fitna (discorde) ne peut qu’être contreproductif, tant il est un facteur de division qui conduit à creuser le fossé entre les populations du Rif et le reste de leurs compatriotes marocains. Le Hirak est un vocabulaire dans le champ de la contestation qui réfère justement à une dynamique qui se veut en rupture avec les manières classiques de faire la politique. Et on le voit, le Hirak est un mouvement d’action collective qui produit un dynamisme social neuf, de nouvelles formes de discours et de sens, génératrices de nouvelles formes de mobilisation.
Comment interpréter le contraste entre d’une part la vitalité du Hirak du Rif et, plus globalement, celle des mouvements protestataires, et d’autre part le faible taux de participation aux élections législatives de 2016 (28 %) ? Par-delà la désignation de bouc-émissaires (la « classe politique », « les partis politiques »), ces événements invitent à examiner le faisceau des facteurs qui contribuent à discréditer la voix des urnes, et à miner le rôle des élus en tant que représentants du peuple. À cet égard, les tractations pour nommer le gouvernement continuent à interroger. Cette situation a été désignée par un énoncé fort et révélateur, le blocage, qui a rendu manifestes les rapports de force déséquilibrés entre les institutions de l’État, les partis politiques de l’opposition et de la majorité. En désignant le Palais comme seul interlocuteur fiable pour formuler leurs demandes, les manifestants du Hirak pointent justement la difficulté des élus à jouer pleinement un rôle d’intermédiation et à porter la parole d’une jeunesse dont les rêves et les ambitions sont de plus en plus frustrés. L’absence de canaux de représentation fiables ne fait que fragiliser la culture du dialogue et attiser celle de la confrontation.
La majorité des demandes des manifestants du Rif n’est pas spécifique à cette région marginalisée. Ces revendications concernent tous les Marocains aspirant à un vécu et un avenir meilleurs pour eux et pour leurs enfants: une justice sociale, une équitable distribution des richesses, une bonne gouvernance et un développement économique durable. Bref de réelles pratiques démocratiques. Néanmoins, si les Marocains du Rif manifestent aujourd’hui ce désir avec une certaine résolution, d’autres populations et régions pourraient ne pas tarder à enclencher leurs propres Hirak tant que la situation ne changera pas de manière concrète et positive. Certaines souffrent également d’une corruption structurelle et de multiples formes de précarité et d’exclusion. Elles aussi manquent cruellement de perspectives de prospérité et de développement.
Le rôle du chercheur en sciences sociales – anthropologues, sociologues, historiens, politistes, économistes, géographes, etc. – c’est justement d’étudier, de penser et de participer aux changements de leur société en devenir. Ils sont, chacun dans sa spécialité, des acteurs et des producteurs d’un savoir critique et vigilant qui refuse de s’aliéner au discours politico-médiatique ambiant et conditionné. Le Hirak du Rif pourrait être une occasion de repenser le changement sociopolitique, le devenir politico-économique du pays et les sérieux problèmes politiques qui entravent les processus d’une réelle démocratisation.
Les sciences humaines et sociales n’ont pas pour vocation de parler seulement des problèmes contemporains ou d’actualité, mais d’offrir des analyses basées sur des observations longues, rigoureuses, et minutieuses de la réalité sociale à tous ceux et celles qui pensent que les enjeux de demain nécessiteront des mesures innovantes et durables, aux femmes et aux hommes animés par des valeurs d’avenir, désireux d’aborder les débats sociaux dans leur complexité et curieux d’objets nouveaux et de solutions originales. Notre mission est de prendre les faits comme des problèmes et non comme des solutions, de les saisir dans leur vie et leur totalité sans les isoler de la richesse de l’interdisciplinarité de nos sciences humaines et sociales. Nos recherches ne sont pas faites pour coller à la tendance qui voudrait substituer une histoire cosmique du devenir de l’être humain à une histoire anecdotique et romancée. La recherche doit permettre aux citoyens d’adopter une optique d’étude proprement politique, c’est-à-dire ancrée dans la société. Elle doit nourrir la citoyenneté des Marocaines et des Marocains.
Dans un paysage segmenté par l’information et l’image, il faut pouvoir recouvrer le chemin de la complexité. Éclairer n’est rien d’autre que de replacer tout objet dans une épaisseur historique, dans des espaces plutôt que dans un espace unique. Débattre, écouter des avis contradictoires, prendre le temps de la réflexion, c’est éviter d’asséner des lieux communs, ce qui permet d’écarter les simplifications abusives, de récuser la facilité de l’affirmation et de réduire la pauvreté des mots.
Notre savoir n’a pas comme objectif de prédire l’avenir. Il est un moyen d’analyser les complexités des formes de changements, des tensions et de souffrance sociale partout dans notre pays. Nous avons conscience que le Hirak du Rif est l’opportunité de repenser la gouvernance dans notre pays, d’isoler les mauvaises pratiques comme la corruption ou les violences policières, d’aborder le problème de l’économie informelle et illégale, les formes de précarité et d’exclusion qui pourrissent le vivre-ensemble, le droit au développement, l’accès équitable aux ressources, etc., mais également de débattre de l’avenir de notre pays et des solutions à y apporter. C’est aussi une opportunité pour relancer la recherche en sciences humaines et sociales dont on ne peut pas se passer pour comprendre les dynamiques qui traversent notre pays. Et cette recherche a autant besoin de moyens financiers et logistiques que d’autonomie face aux injonctions du marché et de l’État pour produire des savoirs.
Premiers signataires :
Khalid Mouna (anthropologue, Université Moulay Ismail, Meknès), Kenza Afsahi (sociologue économiste, Centre Émile Durkheim, CNRS-Bordeaux), Noureddine Harrami (anthropologue, Université Moulay Ismail, Meknès), Zakaria Rhani (anthropologue, Institut Universitaire de Recherche scientifique, Rabat), Mehdi Alioua (sociologue, Sciences Po Rabat de l’Université Internationale de Rabat), Mounia Bennani-Chraibi (politologue, Institut d’Etudes Politiques, Historiques et Internationale, Lausanne), Mimoun Aziza (historien, Université Moulay Ismail, Meknès), Zhour Bouzidi (sociologue, Université Moulay Ismail, Meknès),Khalid Tinasti (Global commission on Drugs, Genève), Jamal Bellakhdar (ethnobotaniste, Rabat), Abdellah Hammoudi (anthropologue, Université de Princenton), Mohamed Alrhailani (philosophe, Université Moulay Ismail, Meknès),Mohamed Jahah, (sociologue, Université Moulay Ismail, Meknes), Mustapha Merizak (sociologue,Université Moulay Ismail, Meknès), Amar Idil (géographe, Université Moulay Ismail, Meknès),Zoubir Chattou (anthropologue, Ecole Nationale d’Agriculture, Meknès), Mohamed Fadil (sociologue, Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès), Driss Maghraoui (historien, Université Al Akhawayn, Ifrane), Saloua Zerhouni (politologue, Université Mohamed V, Rabat), Jamal Khalil (sociologue, Université Hassan II, Casablanca), Leila Bouasria (sociologue, Université Hassan II, Casablanca), Abdelhakim Aboulouz (politologue, Université Ibn Zhor, Agadir), Hassan Daide (géographe,Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès), Abdelouahab Nejjari (géographe, Université Moulay Ismail, Meknès), Nizare Messari (politologue, Université Al Akhawayn, Ifrane), Driss Benlarbi (sociologue, Université Moulay Ismail, Meknès), Leila Boufrioua (démographe,Université Moulay Ismail, Meknès), Abdessalam Bouhlal (géographe, Université Moulay Ismail,Meknès), El Hassane Abdelloui (psycho-sociologue, Ecole Nationale d’Agriculture, Meknès), Abdelfattah Ezzine (sociologue, Institut Universitaire de Recherche scientifique, Rabat), Kamal Mellakh (sociologue, Université Hassan II, Casablanca).
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