“On n’est pas comme les autres chaînes de télévision, pour la simple raison qu’on ne reçoit pas d’appels pour nous dicter ce qu’on doit diffuser ou pas”. Rachid Niny, PDG de la nouvelle chaîne satellitaire Télé Maroc, a toujours la phrase acérée. En ce 16 janvier, le journaliste sulfureux nous ouvre les portes de sa nouvelle et folle “ambition” : une TV généraliste en darija produite au Maroc, qui sera lancée prochainement. Pour détourner l’embargo qui entoure les tant convoitées licences de télévision privées (voir encadré), Rachid Niny a trouvé la parade en diffusant sa chaîne par satellite, Nilesat en l’occurrence, depuis Madrid. “C’est donc une chaîne de télévision légalement espagnole avec un contenu marocain”, explique-t-il. Néanmoins, “nous sommes en règle avec les autorités marocaines, nous avons les autorisations de tournage requises par le CCM et le ministère de la Communication”, prévient Niny. La visite débute par le pôle News, le point névralgique de la chaîne.
Loin du cliché hollywoodien de la rédaction enflammée, plus de dix journalistes, absorbés par leurs écrans, travaillent dans un silence religieux dans leurs locaux flambant neufs du centre-ville de Casablanca. Aziz El Hor, rédacteur en chef du pôle News, interrompt le visionnage d’un reportage et nous lance, courtois : “Que voulez vous savoir ?” À question vague, longue discussion.
Breaking news
Ainsi, Télé Maroc ambitionne de secouer les codes poussiéreux de nos JT nationaux et insuffler de l’originalité. “Nous travaillons d’arrache-pied pour offrir aux téléspectateurs marocains une nouvelle formule de JT, avec un traitement de l’information différent, des angles d’attaque pertinents et des montages créatifs”, nous explique Aziz El Hor. En somme, “nous voulons proposer des JT qui parlent à tout le monde et pas uniquement à certains téléspectateurs”. Rachid Niny, qui supervise personnellement et minutieusement ce pôle, abonde dans ce sens : “Notre professionnalisme et notre manière de traiter l’information nous différencieront”. Et d’ajouter : “On ne veut plus que des problématiques marocaines politiques ou sociétales soient traitées par des télévisions étrangères”. Autre pilier du pôle infos de Télé Maroc : tabler sur le breaking news. “Nous allons nous positionner sur le facteur instantanéité. Il est important de tenir au courant nos futurs téléspectateurs de ce qui se passe dans notre pays de manière continue”, promet le patron du quotidien les plus vendu au Maroc, Al Akhbar.
Qu’en est-il de la ligne éditoriale ? “Les avis et les sensibilités de tous bords seront présents”, assure Niny. Et comme pour rassurer : “Personne n’est blacklisté !”. L’auteur du best-seller Journal d’un immigré clandestin s’enthousiasme : “Le plus important pour moi est de faire simplement une télévision qui parle aux Marocains. Nous ne servirons aucun agenda particulier”. Et si le patron de Télé Maroc nous dit qu’il ne s’autocensurera sur rien, il émet cependant une réserve sur des sujets comme la fortune de Mohammed VI : “Ça n’entre pas dans notre ligne éditoriale”. Soit.
Émissions-chocs
À quelques mètres du fastueux bureau mi-arty mi-aseptisé de Rachid Niny, une émission santé est en tournage. Premier constat : le petit plateau télé chromé change des décors eighties des plateaux d’Al Aoula. Côté régie, le frère et associé du patron, Younes Niny, supervise l’enregistrement. “Différentes émissions sont tournées sur ce même plateau, mais les codes couleur changent à chaque fois”, nous souffle Samira Otmani, rédactrice en chef et chargée de production. Un plateau mitoyen sera réservé aux émissions de débat, comme “Le quatrième pouvoir”, une émission quotidienne de 90 minutes où des journalistes débattront de l’actualité.
Télé Maroc mise beaucoup sur les enquêtes et les longs formats. Avec, notamment, “Tabou”, une émission d’enquête “choc” sur des phénomènes comme le sida, l’impuissance sexuelle, les erreurs médicales… “Espace de lumière” a été pensée comme une tribune pour les préoccupations des Marocains, tandis que “Le troisième œil” sera consacrée aux questions sociétales. Le sport aura aussi sa place dans la grille de Télé Maroc, avec des capsules et des émissions “sur les sports nautiques ou de glisse comme le surf”. Pour le plus grand bonheur de ses fans et au grand dam de ses haters (nombreux des deux côtés), Rachid Niny présentera une émission, mais ne veut pas en dire plus.
La vingtaine de journalistes et d’animateurs engagés par Niny sont tous jeunes et n’ont pas d’expérience télévisuelle. L’ancien harrag en Espagne (à la fin des années 1990), devenu patron de presse, résume sa politique de recrutement : “J’essaie de donner sa chance à toute personne prometteuse”. Les femmes sont présentes en force à Télé Maroc : “C’est important pour moi. Je trouve qu’elles travaillent de manière méticuleuse”.
Menu varié
On s’éclipse direction les loges où les invités de “Culture sans frontières” patientent pendant que plusieurs journalistes traversent la salle en courant. Un jeune chanteur marocain de flamenco, qui se compare à Bob Marley et Michael Jackson (quand même !), fredonne des airs et raconte ses mésaventures avec la police en Espagne en attendant la touche maquillage. Brushing récent, maquillée et habillée en rose bonbon, la présentatrice tue le temps avec ses invités en attendant que le studio se libère. “Je ne te mets jamais en retard, moi !”, se plaint-elle en pianotant sur sa tablette, avant d’ajouter en rigolant : “J’espère que je ne porte pas la poisse”. Pas de temps à perdre, on monte au 7e étage où se trouve un studio au salon équipé d’une kitchenette. Des talk-shows comme “Massae El Khir” y seront tournés. Dans le menu des programmes light, la chaîne de Niny diffusera “des émissions sur le relooking, la mode, mais aussi d’autres cultures comme celles consacrée exclusivement au rap ou aux personnalités qui ont marqué l’histoire”, nous éclaire Samira Otmani. L’émission qui sort son épingle du jeu est celle animée par la journaliste Bouchra Ddeau. Le teaser de « Daribat Achouhra » (qu’on pourrait traduire par « l’impôt sur la célébrité« ) a comptabilisé plus d’un million de vues sur Facebook, Ddeau animera un face à face acerbe, sans langue de bois et aux limites du trash avec une personnalité publique.
En attendant la pub
Si Télé Maroc roule pour le moment sur des fonds propres, comme le confie Niny, qui ne veut pas évoquer le montant de l’investissement, mais mise sur la publicité pour atteindre l’équilibre financier et étoffer ses équipes. “Nous espérons tripler nos effectifs pour aller plus loin”, explique-t-il. Et d’ajouter : “Pour le moment, on attend la réponse de Régie 3”. La régie publicitaire exige en effet de visionner les programmes avant d’acheter de l’espace publicitaire.
Pour Younes Boumehdi, patron de Hit Radio, qui avait déposé sa candidature sans succès pour une licence télé, le lancement de Télé Maroc “est une bonne nouvelle. Son projet est sérieux et professionnel et ça va certainement pousser d’autres personnes à contourner la lenteur dans l’octroi de licences au Maroc”. Naïm Kamal, ancien membre du CSCA (Conseil supérieur de la communication audiovisuelle), autorité qui délivre les licences télévisuelles, est du même avis : “Il faut des gens comme Rachid Niny, capables de déroger à la règle pour faire bouger les choses”. À 47 ans, le self-made-man de Benslimane rêve de faire de Télé Maroc le remake des succès commerciaux d’Al Massae et d’Al Akhbar, les deux quotidiens que Niny a lancés. “Tout est possible”, nous déclare-t-il confiant.
Haca, le blocage détournéAvec le lancement de Télé Maroc, Rachid Niny met fin au blocus de la Haute Autorité de la Communication Audiovisuel (HACA) face à l’octroi des licences de chaines TV privées. En dix ans, deux appels d’offre (en 2006 et 2009) ont été lancés par le régulateur de l’audiovisuel. Résultat, une seule et unique licence télé accordée à Médi1 TV en 2006 contre la création de 14 stations de radios. « Les deux tentatives se sont heurtées à des réticences politiques » nous indique une source proche du dossier. Pour Naim Kamal ancien membre du CSCA: « Au sein du l’ancien conseil, nous avons échoué (c’est pas forcement notre faute) à libéraliser ce secteur mais il est grand temps que la HACA assume ses responsabilités ». Niny a donc eu l’idée de domicilier la diffusion de TM en Espagne (il est l’unique actionnaire de la société espagnole) tandis que TM Maroc Media créée en avril 2016 et -dont les actionnaires sont 3 membres de sa famille et Brahim Mansour- produit la totalité du contenu de la chaîne. « Nous n’allons pas attendre éternellement pour que la HACA libère enfin champ audiovisuel, il faut oser aller ailleurs et créé des chaînes libres et indépendantes (…) j’espère que notre aventure va inspirer d’autres confrères ou hommes d’affaire à faire de même» nous dit-il. Younes Boumehdi patron de Hit Radio estime que « la création de Télé Maroc est un pied de nez à l’autorité de régulation qui ne trouve pas de solutions à ce blocage, ce qui est anormal ! ». Il espère que « la HACA réagisse ».[/encadre] |
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer