Il faut que Zakaria Boualem vous confie quelque chose : il est aux États Unis, les amis, pour un séjour d’une semaine à New York. Ne me demandez pas ce qu’il fait là-bas, je ne suis pas habilité à tout vous raconter ici. Contentez-vous de prendre note qu’un voyage aux États Unis est une expérience assez vexante. Vous connaissez notre homme : il a pour principe, dès qu’il traverse les frontières, d’éviter toute comparaison avec notre paisible contrée, l’autoproclamé plus beau pays du monde. Ce n’est pas une chose facile. Il faut une puissante discipline mentale pour éviter ce piège qui peut vous pourrir n’importe quel séjour. Mais vous l’avez compris : le malheureux a échoué. Il a passé un temps absurde à errer dans les rues de Manhattan en se demandant pourquoi nous étions si loin. Car oui, nous sommes très loin, et c’est un sentiment abominable.
Les questions se bousculent dans la tête de notre héros. Commençons par la plus évidente : comment ce jeune pays a-t-il pu se hisser à ce niveau au nez et à la barbe du monde entier ? Depuis des années, on répète au Boualem qu’il a la chance d’appartenir à une nation à l’histoire millénaire, on lui explique que ce passé glorieux est notre plus grand trésor, que nos traditions sont la garantie de notre existence, et que notre stabilité, Al Hamdoullah, est un don du ciel. On l’aurait dupé ? On peut y arriver sans tout ce bagage collectif ? Il s’en doutait un peu, il faut bien l’avouer. La vieillesse n’est pas vraiment une qualité, elle est même à la portée de n’importe qui en fait. Le temps passé sur cette planète ne vaut que par ce qu’on en fait, et il semblerait bien que nous ayons quelques problèmes de ce côté. Autre question : comment se fait-il que les habitants s’acharnent à clarifier tout, tout le temps, alors que, de notre côté, nous nous complaisons dans les ténèbres ? Quand ils travaillent, les Américains déploient une énergie phénoménale à vous expliquer ce qu’ils vont faire, pourquoi ils vont le faire, quand ils vont commencer et quand ils vont finir, le tout sans même un petit inchallah. Dans la rue, partout, on vous écrit noir sur blanc ce qu’on attend de vous, et on vous précise même ce que vous risquez si vous n’en faites qu’à votre tête. La clarté, les amis, toujours, et c’est valable partout. Vous rencontrez quelqu’un ? Il se présente, c’est automatique. Un vendeur de chaussures vous donne son nom, alors que Zakaria Boualem cachera le sien par réflexe, personne ne sait pourquoi. Oui, les Américains passent leur temps à se présenter, ils ont préparé depuis longtemps un petit texte informatif et divertissant sur leur identité qu’ils balancent sans gêne. C’est épuisant parce qu’en retour, vous bafouillez quelque chose de mal foutu, vous n’avez pas l’habitude. C’est que chez nous, personne ne se présente jamais. On est censé savoir à qui on a affaire et ce qu’on attend de vous. Le tout sans jamais dire clairement les choses, et avec une extraordinaire susceptibilité à activer avec jubilation en cas de faux pas.
Zakaria Boualem a trouvé plus facile de se promener à New York qu’à Casablanca, dont il n’a jamais vu la moindre carte, bien entendu. Même le nom des rues fait débat chez nous. Il n’a jamais fréquenté de service public avec une signalétique claire, et les exemples de ce genre sont infinis. Vous avez remarqué, j’espère, qu’il n’est pas question de moyens financiers ou d’infrastructure dans cette petite chronique. Restons-en sur le plan des intentions, s’il vous plaît. La clarté n’est pas forcément une question d’argent. Aux États-Unis, Zakaria Boualem a croisé des Marocains, ils lui ont tous donné l’impression de s’être américanisés à grande vitesse (à comparer aux Marocains de France par exemple, qui sont souvent plus marocains que lui). On a l’impression qu’ils se sont fondus dans ce monde, qu’ils ont changé en profondeur. C’est que la clarté est une chose addictive. Dès qu’on goûte à ce fonctionnement, on se sent incapable de retourner plonger à nouveau dans le grand flou que nous aimons tant chez nous. Reste à comprendre cette passion des ténèbres, et nous aurons progressé, et merci.