La Presse, c’est des symboles. Des têtes notamment : celle du sanglier accrochée sur le mur au fond du bar et celle du veau ravigote, non inscrit à la carte et que ne commandent que les habitués. Il est 19 heures en ce jour de semaine et l’affluence commence déjà. Beaucoup de clients passent seuls la porte et s’installent au bar, les discussions se font et se défont au cours de la soirée. Ici, les habitués ont des places attitrées. Personne ne penserait à s’asseoir sur le tabouret d’un autre. Un endroit du comptoir est particulièrement sacré, la Curva Sud, surnom inspiré des ultras du Milan AC. Un espace sacré réservé aux piliers du bar. Les autres sont renvoyés de l’autre côté du comptoir, en seconde division. Les femmes, il faut bien l’avouer, ne sont pas nombreuses, mais encore moins embêtées. Interdites de comptoir selon une loi non écrite, elles fréquentent plutôt l’étage en couple, entrant par une deuxième porte quasiment dérobée au regard des hommes. En 2000, les appartements au-dessus de la brasserie ont été ouverts à la clientèle, transformés en une salle plus calme que le rez-de-chaussée. Quant au lieu, il semble figé dans le temps, quelque part entre les années 1960 et 1980. À peu de choses près, il faut que les télés soient allumées pour s’assurer qu’on est bien au XXIe siècle. Et, là encore, elles sont branchées le soir sur la chaîne Classic, spécialisée dans la musique des années 1970, 1980 et 1990.
Bar de prolétaires
L’adresse a ouvert ses portes dans les années 1940. Elle accueillait alors la population européenne du Maârif. À l’époque d’ailleurs, elle n’était pas encore sur le boulevard Brahim Roudani — du nom du résistant assassiné en 1956 « devant la porte de la brasserie« , assurent la rumeur ainsi qu’un habitué pas tout jeune — mais sur le boulevard Jean Courtin. La Presse faisait alors face à la gare CTM, qui garantissait une clientèle de voyageurs au patron. Ce dernier, un certain « Monsieur Joseph » — de son vrai nom Joseph Salerno, que tout le personnel semble connaître sans l’avoir forcément connu —, a ouvert le lieu en 1943.
À en croire un habitué, l’ancien journaliste Abdou Berrada, la brasserie était fréquentée par le prolétariat européen de Casablanca vivant au Maârif. “Y venaient des maçons siciliens qui ont bâti les plus hauts bâtiments de Casablanca et des Espagnols plutôt hostiles au franquisme”. La chercheuse Anouk Cohen écrit, dans Le Café de la Presse ou le laboratoire d’une élite intellectuelle casaouie, qu’on y trouve aussi “les journalistes français du Petit marocain et de La Vigie marocaine”.
Le quartier, à l’époque, est des plus vivants. La rue du Jura, qui jouxte les murs de La Presse, accueille plusieurs cinémas. C’est l’un des rendez-vous des nationalistes qui croisent le fer avec les partisans du protectorat. Dans les recoins du restaurant, chaque camp se regroupe. “Au milieu des années 1950, les fondateurs du futur Parti de l’Istiqlal et autres membres de la résistance nationaliste casablancaise avaient élu l’endroit haut lieu de rassemblement politique, à l’instar de leurs rivaux, les ‘anti-indépendantistes’ issus pour la plupart du journal colonial La Vigie marocaine”, écrit la chercheuse Anouk Cohen.
Zefzaf et les autres
Vient l’indépendance. La Presse devient le point d’eau d’une certaine intelligentsia casablancaise. « C’est à cette période dite des années folles que le restaurant-bar se transforme en lieu de rencontre d’intellectuels, comme Driss El Khoury ou Mohammed Zefzaf, installés respectivement au Maârif en 1964 et 1968”, ajoute Anouk Cohen. “Mohammed Khaïr-Eddine était souvent là”, précise de son côté le gérant, qui indique du doigt l’angle où l’écrivain avait ses habitudes. Un des clients réguliers a une rue à son nom à quelques encablures de là, et pour cause : le poète avant-gardiste Ahmed Mejjati était du quartier.
Monsieur Joseph quitte l’établissement dans les années 1970. La Presse devient marocaine stricto sensu : un employé reprend l’affaire avec quelques associés. Aujourd’hui, c’est toujours la famille Idrissi qui fait tourner le lieu. Le gérant est là quotidiennement depuis plus de vingt ans. Il a commencé en bas de l’échelle, validant les notes et les factures de chaque table.
Et parmi la clientèle, on trouve toujours des intellos, des artistes, des plumes, qui côtoient des cadres du privé et du public. “Et pas mal de gars qui ont des rêves et des regrets”, glisse un client qui a vécu beaucoup de conversations alcoolisées propres à tous les bars. Ce soir, l’acteur Mehdi Ouazzani joue des coudes au comptoir, en toute discrétion, à égalité avec les autres clients, tous des habitués qui ont une anecdote, une histoire ou une rumeur à conter sur le lieu. “C’est à La Presse que je me suis refait une éducation littéraire, en croisant les grands noms de la littérature marocaine contemporaine”, explique le réalisateur Nour-Eddine Lakhmari, pour qui le bar l’a « aidé un peu à se réconcilier avec la création et la culture marocaine”, et lui a même servi de lieu d’écriture pour son film Casanegra.
Pas nostalgique pour un sou
Mais le plus particulier se situe, sans doute, au-delà de l’ambiance oscillant entre légèreté éthérée et camaraderie virile, que tout un chacun boit dans un cadre rassurant. Parler de rétro serait une insulte à l’esthétique des lieux, à l’heure où, à travers le monde, beaucoup s’emploient à recréer des ambiances d’époque au final surfaites. La Presse est un bel endroit. Le superbe comptoir rouge en virage, vieux de plusieurs décennies et caractéristique des lieux, n’y est pas pour rien. Ce comptoir, le boxeur Marcel Cerdan lui-même y aurait posé ses mains de fer.
Accrochées au mur, une vieille pendule et quelques pubs pour des alcools français feraient le bonheur des collectionneurs d’objets vintage. Un luminaire rouge, grésillant, pas tout jeune, annonce, en italiques : La Presse. Un autre, qui ne fonctionne plus, dit : Restaurant. Le temps y est suspendu, un aspect particulier du bar qui réjouit la clientèle. Lakhmari raconte : “Je suis revenu au Maroc en 2008 après plusieurs années passées en Norvège. Et là, je débarque et je retrouve un morceau de mon Maroc que j’avais laissé, intact ! J’étais comme fou dans cet endroit qui avait le goût du passé”.
De son côté, Abdou Berrada assure : “Je ne vais pas à La Presse par nostalgie. J’y vais parce qu’on n’y croise pas de cons”. Une autre figure familière des lieux précise : “Ici, ce n’est pas bling-bling, pas surfait. C’est authentique, ça ne se la pète pas. Le service est pro, pas obséquieux, pas négligé”. Aadel Essaadani, ancien président de l’association Racines et militant associatif, vient de son côté “pour la carte et le professionnalisme des barmen”. Il faut bien l’avouer : une soirée à La Presse, c’est réglé comme du papier à musique, ou presque. Certains clients n’ont parfois plus besoin de préciser leurs commandes. Les garçons aux gestes précis, tous en livrés, savent qu’à 22h30, telle table passera aux alcools forts, qui au whisky, qui au Ricard et qui au cognac. Ici, la plupart des serveurs sont des anciens. “On travaille là parce qu’on aime les clients”, jure l’un d’eux. “Ils peuvent paraître froids avec les nouveaux venus. Il faut être un fidèle pour avoir leur grâce”, précise un habitué. Et quand les serveurs ne vous aiment pas, ils ne font aucun effort pour le cacher. Ils se considèrent comme la crème de la crème du service, des nobles de la restauration. Si Essaadani vient, c’est aussi pour “rencontrer des gens qui ressemblent au lieu : agréables”. Lui, comme pas mal d’autres militants, associatifs ou journalistes, a pris “un certain nombre de décisions importantes” dans ce lieu.
“La carte a changé. Avant, il y avait plus de plats à base de porc et, depuis, le cassoulet est aussi proposé dans sa version halal”, souligne en souriant un serveur. Attablés devant des plats à l’ancienne, les clients ne manquent jamais le clasico espagnol. Le bar, ces jours-là, est coupé en deux entre Madridistas et Barçaouis, tous de mauvaise foi à chaque action considérée comme litigieuse. On crie, on s’enthousiasme, on se moque de l’adversaire et de son voisin de comptoir. Et en cas de victoire de son équipe de cœur, on paie une tournée aux vaincus d’un soir.
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