Portrait : Ahmed, le lion d'Aïn Sebaâ

Pendant 24 ans, Ahmed a vécu au milieu des lions et des ours au Zoo d'Aïn Sebaâ. En 2015, il est expulsé par les autorités.

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Ahmed sur la plage d'Aïn Sebaâ. Crédits photos : Margaux Mazellier

Lorsqu’il se promène dans le quartier, Ahmed ne peut pas faire un pas sans être arrêté par quelqu’un. Passants, vendeurs, mendiants… tout le monde vient le saluer. Car ici à Aïn Sebaâ, Ahmed, 33 ans, est connu de tous ou presque. «Je suis né ici, mon père est né ici et mon grand-père est arrivé lorsqu’il avait deux ans, explique-t-il. Aïn Sebaâ c’est chez moi».

En réalité, sa vraie maison ce ne sont pas les rues d’Aïn Sebaâ, qu’il connaît pourtant comme sa poche. Sa maison c’est le Zoo d’Aïn Sebaâ, dans lequel il a vécu pendant presque 25 ans. Une vie dont il ne reste pas grand chose aujourd’hui, si ce n’est quelques photos accrochées au mur de sa minuscule chambre. «J’aurais préféré qu’on se rencontre à cette époque. C’était vraiment autre chose». Ahmed parle peu du présent et beaucoup du passé. Rapidement il sort les photos des albums pour nous raconter «sa vie d’avant».

L’homme qui parlait aux animaux

Après avoir vécu pendant sept ans au Parc pour jeunes, situé dans le quartier Martini à quelques pas seulement du Zoo, Ahmed et sa famille plient bagages. «Un jour le maire est venu pour nous proposer d’échanger notre terrain contre un autre situé au Zoo. On est alors partis ma mère, mon père, mes quatre frères et moi s’installer au milieu des animaux», raconte le jeune homme. Logés entre la cage des ours et celle des lions, Ahmed et sa famille se fondent rapidement dans le paysage. Très tôt, le petit garçon se prend d’amour pour les animaux avec lesquels il tisse une relation très spéciale : «C’étaient nos voisins. On avait une vraie relation avec eux». D’ailleurs, chaque animal ou presque avait le droit à son petit surnom. Rocky, Atlas, Nicolas…

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Crédits photos – Ahmed

Plus que des animaux, Ahmed considérait ces-derniers comme des amis : « On communiquait avec eux. Tous les matins ma mère leur apportait du pain sucré et parlait avec les ours. Quand elle leur disait assis-toi ils s’exécutaient». Des anecdotes comme celle-là, Ahmed en a pleins. Une fois son frère lui lance un défi. Si Ahmed entre dans la cage du lion Atlas, il lui donnera de l’argent. «Je l’ai fait. Le lion dormait, j’ai secoué ma tête tout prêt de la sienne pour le chatouiller avec mes cheveux. Il a ouvert levé la sienne, m’a regardé et s’est rendormi».

Le maître du Zoo

Plus que l’ami des bêtes, Ahmed est vite devenu le maître des lieux. Davantage intéressé par le travail de la terre que par l’école, il arrête ses études assez tôt : «Dans la cours, il y avait un petit plan de terre. Je passais mon temps à jardiner là au lieu d’aller en classe». Très tôt Ahmed consacre tout son temps au Zoo. C’est la vie animale et végétale du lieu qui rythme ses journées. Chaque matin il part avec son matériel déblayer le terrain, arroser les plantes et nourrir ses voisins. Parce qu’il trouvait qu’ils n’étaient pas assez bien nourri, Ahmed préférait s’occuper lui-même de ses amis les bêtes : «J’avais un terrain sur lequel je plantais des graines spéciales pleines de protéines pour les moutons par exemple ou des des salades pour les flamands roses et les tortues».

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Crédits photos – Ahmed

«C’était un peu le gardien du lieu. Quand les visiteurs étaient méchants Ahmed était toujours là pour les défendre», se rappelle son ami Ayoub. Chaque soir après l’école le jeune homme, aujourd’hui âgé de 23 ans, courait jusqu’au Zoo pour retrouver Ahmed, Nicolas et les autres animaux. Lui aussi se rappelle de cette époque avec nostalgie : «Pour moi, rencontrer Ahmed c’était un peu comme pénétrer dans un autre monde. Quand on était au Zoo, c’est un peu comme si on n’était plus à Casablanca. On n’avait pas besoin de sortir pour s’amuser ou rencontrer des gens. C’est eux qui venaient chez nous». Chaque soir, ils se réunissaient avec leurs amis autour d’un feu de camps, un tajine et des airs de musique gnaoua.

Musicien de la nature

Car la musique aussi rythme la vie d’Ahmed. Ce soir, il nous raconte d’ailleurs son histoire sur fond de notes reggae  : «J’ai découvert cette musique quand j’étais jeune. Il y avait des groupes de reggae marocains comme Africa Roots qui jouaient dans le quartier à côté du Zoo». Attiré par cette musique, Ahmed commence à traîner avec les musicos d’Aïn Sebaâ. Son beau-frère, qui maîtrise bien l’anglais, lui fait alors découvrir les Walers et Bob Marley. Pour cet enfant de la nature, c’est une révélation.

Il décide alors de monter son propre groupe de percussions africaines «Africa Style». La musique la plus proche, selon lui, des bruits de la nature : « Un jour je travaillais au zoo et je me suis rendu compte que le bruit que je faisais quand je frappais le bois avec mon marteau était comme une musique. J’ai fait des recherches et j’ai découvert que la percussion est le style de musique le plus proche des sons que j’entendais tous les jours au Zoo». Quelque chose de brut et de naturel, voilà ce qui définit le mieux la musique d’Ahmed. Avec son groupe, il joue dans les anciennes salles de répétition de l’actuel centre culturel l’Uzine : «Chaque groupe avait sa salle. On jouait juste à côté de celle d’Hoba Hoba spirit ! ».

Un lion en cage

Mais aujourd’hui, Ahmed n’a plus le cœur à jouer des percussions. Il étouffe. Il se sent prisonnier. Comme un lion en cage il tourne en rond dans sa petite chambre nichée au fond du jardin d’une villa d’Aïn Sebaâ. Fini les jeux avec les ours et les tajines à la lueur des flammes. «En 2014, l’État nous a annoncé qu’on devait partir car le Zoo allait être réaménagé», explique Ahmed. Et lui et sa famille ne font pas parti des nouveaux plans. Encore aujourd’hui Ahmed parle avec émotion de la façon dont ça s’est déroulé. Assis sur sa chaise, il raconte les yeux dans le vide : «On a pas vraiment compris ce qu’il se passait. Un jour, la police est venue pour nous chasser. Ils ont coupé l’électricité alors que ma mère avait une pompe à oxygène».

Ahmed sur la plage d'Aïn Sebaâ. Crédits photos : Margaux Mazellier
Ahmed sur la plage d’Aïn Sebaâ – Crédits photos : Margaux Mazellier

Un peu à cause de la maladie, un peu à cause du  choc sûrement aussi, sa mère meurt quelques temps plus tard, avant même que la famille ait pu quitter le Zoo. « Les autorités n’ont même pas attendu le 40ème jour pour nous chasser », se désole Ahmed. Contraints, lui et le reste de sa famille plient bagages. Après avoir squatté quelque temps chez ses frères et sœurs, son père meurt à son tour. Ahmed est détruit et décide de partir. Il est alors recueilli par Nadia qui lui propose de rester dans une petite chambre dans le jardin de sa villa contre quelques services dans son jardin.

Chaque jour Ahmed nourrit les poules du poulailler et arrose les quelques plantes du jardin. S’il se dit apaisé par cette nature, son regard est triste. « Avant tout le monde venait me voir au Zoo. Ici, je me sens perdu. Je vis sur un boulevard. Il y a beaucoup de gens et aucune nature », laisse entendre Ahmed. Aujourd’hui, il vit de petit boulot de jardinier à droite à gauche. Mais il espère retourner au Zoo dès sa réouverture : «Puisque je ne peux pas y vivre, j’essaierai au moins d’y travailler».

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