Tête baissée, Hiba, 11 ans, pianote sur son téléphone portable. Ses doigts sautent d’une touche à l’autre aussi rapidement que machinalement. “Je suis sur Snapchat. Je peux y passer des heures avec mes copines”, raconte-t-elle. Ghalia, 10 ans, préfère regarder des Vlogs sur Youtube, ces vidéos où les protagonistes filment leur quotidien : “Les gens racontent leur vie, j’adore”. Si ces termes vous paraissent barbares, il n’en est rien pour ces deux jeunes filles et la plupart des gamins de leur âge. Ils font partie de ce qu’on appelle aujourd’hui la “Génération Z”, ces enfants nés entre 1995 et 2010.
Switchez jeunesse !
Contrairement à la génération précédente, ils ont toujours vécu avec Internet et les nouvelles technologies. Ces enfants, dont les plus jeunes ont parfois appris à switcher (basculer entre les applications d’un écran tactile, ndlr) avant de marcher, regardent la télé sur Youtube, s’informent sur Facebook et prennent des photos avec Snapchat. Ils habitent et se nourrissent de virtuel. Selon une enquête sur les TIC, réalisée en 2015 par l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT), 47% des enfants âgés de 5 à 14 ans possèdent une tablette tactile et 48,4% utilisent Internet tous les jours ou presque.
Comment voient-ils le monde dans lequel ils vivent ? Y sont-ils davantage connectés que les générations précédentes ? Ou au contraire en sont-ils isolés ? Des questions qui nous ont poussés à sonder le pouls de la Génération Z marocaine. A cette fin, une vingtaine de profils d’enfants, âgés entre 6 et 13 ans et issus de milieux sociaux différents, ont été choisis pour répondre à un panel de questions sur leur rapport à leur environnement social et à la société en général. “Aujourd’hui, on n’est plus dans un modèle traditionnel vertical. Cette génération a une volonté radicale de remettre en question à sa manière les règles. Malgré un manque de positionnement apparent, les enfants tendent à se construire dans un environnement moins quadrillé que les générations précédentes”, nous explique Nasser Michaëlen Gabryel, anthropologue ayant travaillé sur la question des générations au Maroc.
Le pouce levé
Si les résultats sont parfois surprenants, le premier constat était par contre attendu. Qu’ils soient issus des quartiers huppés ou pas, qu’ils regardent Bob l’éponge ou Fulla, qu’ils écoutent Abdelaziz Stati ou Maître Gims, qu’ils lisent Cendrillon ou rien, les enfants s’accordent tous à dire que les technologies d’information et de communication (TIC) occupent une place importante dans leur quotidien. Ils ont tous un ordinateur, une tablette ou un téléphone portable et sont connectés à Internet. “La technologie peut devenir un pouvoir de négociation pour les parents : si tu as de bonnes notes tu auras une tablette. C’est valable aussi dans l’autre sens : si j’ai de bonnes notes j’aurai une tablette”, indique Nasser Michaëlen Gabryel. Les digital-natives ont une approche intuitive des nouveaux outils de communication, à l’image de Rime, 7 ans, qui utilise sa tablette avec une dextérité surprenante. Une génération de Petite Poucette, comme dirait le philosophe et historien français Michel Serres, en référence au pouce utilisé pour l’écriture des messages sur les téléphones portables. Pour lui, la Petite Poucette est un “nouvel humain” plein de promesses dans une société elle-même en pleine mutation numérique : “Il ou elle n’habite plus le même espace, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde extérieur, ne vit plus dans la même nature (…) N’ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement”.
Un avis que partage Ghita Alami, psychologue clinicienne et présidente de l’Association marocaine de psychologie de l’enfant et de l’adolescent (AMPSY) : “La technologie bien utilisée et contrôlée peut booster la mémoire dite de travail, qui permet de réunir des informations. Ainsi que la plasticité psychique et la capacité à s’adapter à l’imprévu”. Et de nuancer : “L’usage immodéré des écrans tactiles empêche certains enfants de définir les repères spatiaux et temporels censés les structurer”. L’anthropologue Nasser Michaëlen Gabryel prévient à son tour : “Si vous voulez que les enfants comprennent et rationalisent ce qu’ils voient, écoutent ou lisent sur Internet, un encadrement de la part de l’école ou des parents est nécessaire”.
Sans recul
Le parfait exemple de la distorsion des flux d’informations que les enfants absorbent sur Internet est l’actualité. Les interrogés ont connaissance des affaires qui ont secoué le Maroc récemment, comme la mort de Mouhcine Fikri, le grossiste de poisson mort broyé par un camion à ordures à Al Hoceïma, et l’emprisonnement du chanteur Saad Lamjarred pour “viol et violences aggravées”. Mais ils brodent autour de ces histoires, faisant preuve d’imagination et sans recul, au risque de déformer ces évènements. “Ces interprétations des faits dépendent du niveau de compréhension, de l’expérimentation indirecte, et surtout du discernement qui sont propres à chaque enfant”, souligne Ghita Alami. Pour comprendre leur rapport au monde qui les entoure, nous avons également joué au jeu du “qui est qui”, avec une série de personnalités marocaines. Nouvelle évidence,
Mohammed VI est reconnu au premier coup d’œil. Le roi jouit d’une grande popularité auprès des enfants, tous louant ses mérites et ses projets au Maroc.
C’est tout à fait normal, selon la psychologue Ghita Alami : “Dans la dynamique psychique de l’enfant, le roi est celui qui barre la route à la toute-puissance extérieure ressentie très tôt par l’enfant. Il le protège des peurs archaïques qui sont notamment relayées par les médias”. Pour Nasser Michaëlen Gabryel, la familiarité créée via la télévision, l’enseignement et Internet fait que Mohammed VI est proche des enfants. “Le roi fait partie de leur imaginaire et s’inscrit dans leur intimité, ne serait-ce que dans les discussions familiales”, explique l’anthropologue. De son côté, Abdelilah Benkirane est certes reconnu par les enfants, mais ils n’arrivent pas tous à définir ce qu’il fait exactement.
Si les enfants portent un regard idyllique sur le Maroc, cela ne les empêche pas d’évoquer ce qui, selon eux, ne va pas. “On voit bien à la télévision et sur Internet qu’il y a beaucoup de crimes et de tristesse”, se désole Ilyas, 11 ans. “Cela traduit ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux, mais aussi ce que relayent leurs proches en commentant les faits divers. À Casablanca, le problème de l’insécurité est certes matériel, mais le fait de l’amplifier impacte les enfants”, explique l’anthropologue. Autre constat frappant : la génération Z n’a pas une imagination débordante. “Les enfants aujourd’hui fantasment sur la réussite matérielle. Il y a plus de rêve car on est dans une logique d’économie contrainte”, résume Nasser Michaëlen Gabryel. Autre fait marquant : tous les enfants interrogés manifestent une conscience écolo.
Gamins mutants
Enfin, partagés entre leurs traditions religieuses et une modernité diffusée par les médias et imposée par la mondialisation, les enfants semblent parfois perdus : “Il y a une question que je me pose tous les jours, mais dont je n’ai jamais eu de vraie réponse : qui a créé l’homme, Dieu ou la science ? À l’école, quand je pose la question, on me répond ‘c’est la science’, à la maison on me dit ‘c’est Dieu’. Je sais plus qui croire moi !”, se questionne Nasma, 11 ans.
Cette génération est l’illustration de ce que la sociologue Rahma Bourquia appelle la négociation des valeurs. “Les valeurs deviennent hybrides là où la tradition est intégrée à la modernité avec harmonie et sans tensions. Elles ont donné naissance à de nouvelles valeurs. À ce niveau, se manifeste la tendance créatrice de la société qui, en contact avec le changement social, déploie sa capacité créatrice pour intégrer l’héritage du passé dans le présent avec harmonie”, expliquait l’ancienne directrice de l’Université Hassan II, dans son livre Valeurs et Changement social au Maroc. Une explication d’adulte, ardue, vécue par Hiba, 12 ans, qui la simplifie avec ses mots d’enfant : “J’adore la mode, genre H&M et Zara. J’aime aussi les habits traditionnels marocains comme les caftans et le henné. Mais bon, je peux pas aller à l’école en caftan, faut s’adapter, hein”.
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