Cet article a initialement été publié le 5 décembre 2016
À quatre-vingts ans tout ronds, Mohamed Melehi est sur tous les fronts. À peine a-t-il présidé au vernissage casablancais de l’exposition réunissant ses derniers travaux picturaux à la Loft Art Gallery, qu’on le retrouvait, le lendemain, dans le Marrakech de la COP22, où il était doublement présent, avec une œuvre faisant partie du Parc de sculptures érigé, à l’occasion, dans un square du boulevard Mohammed V, de même qu’avec une toile comprise dans l’importante exposition inaugurale du MACAAL (voir TelQuel numéro 740). D’où vient à Melehi une telle énergie ? Qu’est-ce qui justifie, chez lui, une telle longévité artistique ?
Le parcours de ce Zaïlachi s’inscrit dans les débuts de l’histoire de la peinture marocaine moderne. Sa vie est un roman où se mêlent, inextricablement, création artistique, action politique et relation singulière aux nombreuses femmes ayant partagé son long et fructueux trajet. D’aucuns parlent, à son sujet, d’un formidable sens de l’opportunisme. D’autres ne cachent pas leur admiration devant un amour de la vie frisant la boulimie. Tous s’accordent sur la permanence de son talent et son admirable constance dans la création.
Lorsque Melehi y voit le jour en 1936, Asilah — ancienne cité portuaire dont le glorieux et mouvementé passé remonte à l’Antiquité — n’est plus qu’une bourgade de pêcheurs endormie, sous administration franquiste. Néanmoins, les traces d’une vieille civilité y restent perceptibles, notamment dans la quiète coexistence qu’y entretiennent les quelque 10.000 habitants autochtones — dont une forte communauté juive — avec les quelque 6000 soldats espagnols en garnison.
Installés depuis trois siècles dans la ville, en provenance de Fès, les Melehi sont une famille de qodat et de âdouls. Rompant la chaîne, le grand-père de notre héros se fait caravanier et son père grossiste en produits alimentaires. Les deux régénérant ainsi, grâce à ces activités sonnantes et trébuchantes, une position familiale aristocratique mise en péril, car due au monopole d’un savoir traditionnel désormais caduc après l’intrusion, par le protectorat, de l’administration moderne. La mère, une Rifaine, décède alors que l’enfant n’a que treize ans.
L’ami d’enfance de Mohamed Melehi est un certain Mohamed Benaïssa. La famille de ce dernier jouit aussi d’une grande considération parmi les Zaïlachis. Son père, grand propriétaire terrien, étant le descendant du fameux maître soufi du XVIe siècle, Sidi El Hadi Ben Aïssa, sans compter une grand-mère maternelle âalamia machichiya. Autant de titres qui, s’ils peuvent prêter à sourire aujourd’hui, étaient, dans ce Maroc des années 1930-1940, d’appréciables passeports sociaux.
Au contact de la Beat Generation
Qu’est-ce qui pousse le jeune homme de dix-sept ans à s’inscrire à l’École préparatoire des Beaux-arts de Tétouan ? Nous sommes en 1953, à l’apogée du mouvement beatnik. En découvrant Tanger, la grande ville la plus proche d’Asilah, le jeune bourgeois traditionnel a rencontré un monde, jusqu’ici insoupçonné par lui.
Au Café de Paris qu’il fréquente assidûment, il côtoie Paul Bowles, Brion Gysin et autres représentants de la Beat Generation. Autour de ces derniers tournoie une nuée d’artistes marocains autodidactes certes, mais déjà lancés (les Ben Allal, El Hamri, El Yacoubi… pour ne parler que des peintres). En même temps qu’à la pratique de l’art, ces derniers ont été initiés, par leurs compagnons occidentaux, à la drogue et au sexe. Melehi assure avoir observé cela de loin, se contentant de noter soigneusement, au fil des conversations, des concepts aussi nouveaux pour lui les uns que les autres. Il retient les noms de Rauschenberg et Francis Bacon.
Entre 1955 et 1964, des bourses successives, une soif de connaissances et de très belles rencontres vont mener notre Rastignac national de Tétouan à Casablanca, en passant par Séville, Madrid, Rome, Paris, Minneapolis et New York. À Séville, Melehi épouse, deux ans durant, le temps de lui faire deux enfants, Elena Ascencio, une jeune artiste. Après leur séparation, l’Espagnole se fera musulmane et s’installera à… Asilah, auprès de la famille de l’artiste dont elle restera très proche.
À Rome, il fait la connaissance du désormais mythique Gharbaoui qui y résidait alors et, par son truchement, de Pierre Restany, célèbre critique d’art français, théoricien de l’École de Paris, mais surtout, première personnalité internationale à s’intéresser de près à cette peinture marocaine moderne encore balbutiante. Melehi cultivera son amitié. La Rome de la seconde moitié des années 1950 est celle de La Dolce Vita. C’est une capitale culturelle mondiale bouillonnante. Melehi se marie avec Toni Maraïni. Celle-ci se trouve être — ô hasard de la vie ! — la fille d’un écrivain et d’une directrice de galerie d’art. C’est, justement, la Galeria Transtevere qui accueillera la première exposition individuelle de notre ami.
Désormais, Melehi est admis au sein de l’intelligentsia romaine. D’autant que le très grand écrivain existentialiste, Alberto Moravia, vient de convoler avec la sœur de Toni. L’auteur charge son beau-frère d’organiser le premier voyage au Maroc de Pier Paolo Pasolini. Melehi choisit le sud du royaume. Subjugué par le paysage biblique, Pasolini décide d’y tourner son chef-d’œuvre, Œdipe-roi. Picturalement parlant, le jeune peintre marocain gardera de ces années romaines deux “claques” : la première grande exposition européenne de l’Américain Jackson Pollock, une autre, intitulée Cent ans d’art zen.
Les années américaines
1961, Melehi s’envole pour les États-Unis où il séjournera deux ans. Maître-assistant à la Minneapolis School of Art, il découvre l’usage de l’acrylique et de l’aérographe. Il fait de fréquents séjours à New York où il retrouve Toni Maraïni et son ami Benaïssa, alors étudiant en communication dans une université du Minnesota. En 1963, une œuvre de Melehi est exposée au MOMA. Son art évolue entre cinétique, art optique et formes zen. L’onde apparaît déjà qui va s’imposer à jamais, balayant les petits carreaux du début de cette période américaine. La gamme chromatique évolue également, passant de tons sourds à ces couleurs franches, aujourd’hui toujours en cours, alors directement puisées dans le nuancier des couleurs acryliques de la marque Liquitex.
Toni Maraïni et Melehi s’installent au Maroc en 1964. Ils enseignent tous deux à l’École préparatoire des Beaux-arts de Casablanca dont Farid Belkahia vient d’être fraîchement nommé directeur. C’est l’euphorie de l’après-indépendance. Ils sont rejoints par Mohamed Chebâa et Ataalah. Il y a là, également, Bert Flint, un Hollandais passionné d’art traditionnel berbère — plus tard, il ouvrira, à Marrakech, le premier musée marocain privé consacré au sujet.
Jetant aux orties l’enseignement académique, le groupe élabore une pédagogie “moderne”, basée sur l’étude du patrimoine marocain et les pratiques artistiques nouvelles : collage, peinture abstraite et/ou gestuelle, photographie, etc. En 1969, ils seront à l’origine de l’exposition-manifeste de la place Jamaâ El Fna, en opposition au traditionnel Salon du printemps de Marrakech qui accueillait encore les résidus de la peinture figurative de type orientaliste ou pire — à leurs yeux — naïve, héritée du protectorat.
Bruyamment relayée par la presse nationaliste de l’époque, l’exposition est considérée, aujourd’hui, par tous les historiens comme la première manifestation collective publique de l’art moderne marocain. Un acte de naissance. Ce qu’aucun de ces historiens ne relève, en revanche, malgré le recul dont nous disposons aujourd’hui, est le fait que cet enseignement avant-gardiste dispensé par autant d’artistes au talent plus qu’indéniable, fondateur, n’ait accouché d’aucune relève générationnelle, contrairement à ce qui s’est produit — bien plus tard il est vrai, et sans discours révolutionnaire intempestif — dans le cas de l’École de Tétouan ! Mais ceci est une autre histoire.
Melehi n’est pas cet artiste enfermé dans son atelier, souffrant les affres de la création. C’est un homme d’action. Entre 1971 et 1977, il fonde et dirige, avec les poètes Mostafa Nissaboury et Tahar Ben Jelloun, Intégral, première publication à caractère purement artistique et culturel du Maroc indépendant. Les trois étant rescapés de la courte et dramatique expérience Souffles, dont Melehi dit avoir claqué la porte, le jour où son leader, le très marxiste-léniniste d’alors, Abdellatif Laâbi, lui avait asséné que “la culture est affaire de bourgeois” !
En parallèle, l’artiste crée Shoof, une maison d’édition d’art, ayant à son actif, Grains de peau, un portfolio de photos, en noir et blanc, du vieil Asilah, signé Benaïssa et accompagné de poèmes de Tahar Ben Jelloun, ainsi que la première monographie consacrée à un peintre marocain, Cherkaoui en l’occurrence. Il exécute, par ailleurs, de nombreuses commandes — peintures murales, tapisseries et bas-reliefs — pour le compte du cabinet d’architectes Faraoui et de Mazières.
Asilah, un festival expérimental
Mohamed Benaïssa est élu au conseil municipal d’Asilah en 1976. En 1978, il crée, avec son ami d’enfance, le Moussem culturel international d’Asilah. Fort de son expérience en tant qu’ancien fonctionnaire de l’ONU et des amitiés qu’il a nouées durant ses années d’études en Égypte, l’élu innove en décidant d’opter pour le concept de coopération Sud-Sud — alors totalement inconnue de l’élite politique rbatie.
Au programme : concert de Myriam Makeba et autres rencontres avec Léopold Sédar Senghor, Salah Stétié ou Adonis. Melehi, quant à lui, réussit à convaincre ses pairs marocains d’investir les murs de la ville de peintures monumentales. Il se débrouille un financement international pour acquérir une presse qui sera la matrice du premier atelier de gravure du pays. Au fil des éditions, grâce à l’action conjuguée des deux hommes, et avec la bonne volonté des habitants mis à contribution, la petite bourgade aux murs lépreux et au sol boueux se transforme en une pimpante station balnéaire, au cachet artistique affirmé.
En 1985, Mohamed Benaïssa, nommé ministre de la Culture, crée la direction des Arts qu’il confie à Melehi. Ensemble, ils réaliseront bien des projets dans le secteur et seront bien copieusement critiqués par les milieux concernés. Ainsi va la vie politique. Les deux amis finiront un beau jour par se fâcher, au point de rompre tout contact. Ceci, aussi, est dans l’ordre des choses.
Au début des années 1980, Toni Maraïni repart pour l’Italie. On doit à cette dame un grand nombre de textes, parmi les premiers, consacrés à l’art moderne marocain. Peu de temps après, Melehi épouse Faten Safieddine, autre critique d’art, d’origine libanaise. On lui doit, entre autres, l’écriture d’une série consacrée à la peinture marocaine, diffusée sur 2M, dans les années 1990. Longtemps, elle se fera la critique et biographe officielle et modèle de son peintre de mari.
En 1995, ce dernier se voit consacrer une rétrospective à l’Institut du monde arabe à Paris. Plus qu’une reconnaissance, une consécration. En 2007, l’artiste, séparé de Faten Safieddine, épouse Khadija, une belle jeune brune. Amour de la vie ou boulimie ? Probablement un peu des deux. Toujours est-il que l’homme, six fois père et une dizaine de fois grand-père, reste un artiste d’une productivité prodigieuse.
Et à ceux qui ne voient dans son œuvre qu’une éternelle répétition, nous répondons que, malgré la récurrence du vocabulaire plastique de ce pionnier de l’art moderne marocain, malgré sa fidélité à sa palette chromatique, son œuvre n’a cessé, au fil du temps, d’être traversée de remises en perspective. À chaque nouvelle étape, ses fameuses “ondes” sont agitées par un souffle nouveau. Comme les variations sur un thème de quelque ôudiste soufi. Oui, Melehi est un des derniers grands peintres marocains vivants.
Melehi. Hymne au climat. À la Loft Art Gallery, Casablanca, jusqu’au 8 décembre 2016.
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