L’alphabétisation et, plus largement, l’élévation du niveau éducatif d’une population, n’ont jamais été un programme humanitaire de la part de l’État. Ce n’est pas sa bienveillance, mais son intérêt, qui commande son action.
À ce propos, c’est la France qui reste l’exemple idéal-typique des liens entre scolarisation et régime politique. L’épopée française de la scolarisation des masses paysannes, la formation de ces milliers de jeunes instituteurs idéalistes (les “hussards de la République”), la mise en place d’un réseau dense d’écoles quadrillant le moindre village de l’Hexagone, toute cette saga, maintes fois racontée, ne s’explique que par la difficulté de la IIIe République à s’installer dans un pays profondément acquis à l’Ancien régime. Comment transformer des millions de paysans et de petits-bourgeois urbains, foncièrement antirépublicains, en soutien du régime ? Par la scolarisation ! C’est donc l’intérêt politique bien compris de Jules Ferry qui a lancé la “république des professeurs” à la conquête de la France profonde. À tel point qu’un observateur aguerri de la politique scolaire française, comme Jean-Claude Milner, date l’effondrement de l’école en France de l’après-mai 1968, au moment où le pays enfin acquis à la République n’avait plus besoin d’une école performante.
Les réussites dans les pays postcoloniaux, à cet égard, sont des reconductions de la politique française sous la IIIe République. À Cuba, en Chine, au Cambodge, en Turquie, dans beaucoup de pays arabes, l’alphabétisation presque généralisée fut réalisée en une ou deux décennies, parce que le contrôle politique des masses passait par leur scolarisation. Il fallait arracher la paysannerie à ses confréries, ses liens tribaux, ses allégeances féodales. Le ministère de l’Éducation nationale était, en réalité, un ministère de souveraineté, une espèce d’auxiliaire du ministère de l’Intérieur.
Cette dimension politique de l’éducation est décisive pour comprendre l’échec marocain. Rabat après l’indépendance n’avait pas besoin, politiquement, d’une alphabétisation de masse. Des élites et des cadres d’exception, oui, mais pas des masses qui sachent lire les tracts du Parti-État.
Pour que le Maroc puisse lancer une politique éducative ambitieuse et opérante, il faudrait qu’il accroche son programme scolaire à une locomotive politique. Or, si le ministère de l’Éducation est toujours resté le parent pauvre du régime politique, un autre ministère peut, éventuellement, jouer le rôle d’accélérateur éducatif.
Inaugurations incessantes de musées, succession de festivals, mécénat royal, sponsoring artistique par les grandes entreprises, le Maroc connaît une vie culturelle foisonnante. Les raisons circonstancielles (promotion du tourisme, image de marque des entreprises, etc.) n’expliquent pas tout. Les ressorts profonds de cet entrepreneuriat culturel sont politiques. Car ce dynamisme est fondé sur les piliers du régime : élites locales, régionalisme, secteur privé, promotion des identités périphériques et des minorités, néo-traditionalisme… Là où l’école, par essence, encourage la centralisation, l’homogénéisation et la promotion d’un espace public unifié, la politique culturelle vise l’hétérogénéité, les acteurs multiples, la fragmentation des marchés et des publics.
Pour que le Maroc sorte de son impasse scolaire, le temps est peut-être venu d’envisager la culture comme un ministère de souveraineté, au même titre que les Affaires islamiques ou l’Intérieur.
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