Nous avons vécu ensemble une semaine terrible, les amis. Tout le monde semble très énervé, il suffit de faire un petit tour sur les réseaux sociaux pour s’en rendre compte. Zakaria Boualem vous aurait bien proposé une petite page de détente, construite autour de blagues et de calembours divers, mais il n’est pas en très grande forme, le bougre. Il a l’impression qu’il évolue dans un environnement en pleine décomposition, et ce n’est pas très agréable. Il aurait pu vous faire un résumé des polémiques actuelles, et même vous livrer ses pensées, mais c’est profondément inutile. Chacun a pu se faire sa propre opinion, et les choses sont très claires. Au milieu de ce pénible brouhaha, un message a toutefois retenu son attention. Reçu sur son portable, il le mettait en garde avec emphase contre une éventuelle fitna et l’appelait à la retenue dans ses protestations – elles étaient pourtant des plus pacifiques. Passons rapidement sur cette manie qui consiste à agiter le spectre de l’instabilité dès qu’on réclame quoi que ce soit, c’est un grand classique. C’est presque de bonne guerre, en fait. Ce qui est plus intéressant, c’est que de nombreuses personnes croient de bonne foi ce genre de messages et relayent la menace avec angoisse. Ils nous parlent de la Syrie comme si nous étions à deux doigts de basculer dans un chaos comparable.
Comment expliquer ce sentiment de fragilité ? Pourquoi un glorieux système multimillénaire, adoré par les Marocains, qui a résisté à des famines, des guerres tribales, des conflits internationaux et même à une colonisation, serait-il fragile ? Ce ne sont pas les opposants qui parlent de la fragilité du système, mais les supporters du système lui-même. Ils diffusent de l’angoisse, c’est une stratégie assez étrange. Au final, tout le monde baigne dans cette impression d’insécurité, et se dit dans un coin de sa tête qu’il est peut-être temps de mettre les voiles. Si Zakaria Boualem en venait à ce genre d’extrême, il ne serait pas un réfugié économique, encore moins politique : il vit correctement et n’est victime d’aucune persécution. Non, il serait un réfugié logique, un type qui entend vivre dans un système où les règles du jeu sont claires. Prenons un exemple : imaginez une contrée où le moindre excès de vitesse est sanctionné sans pitié d’un retrait de permis immédiat. Imaginez que dans ce pays, tout le monde connaisse cette loi, qu’il soit parfaitement impossible d’y échapper. Le Boualem, dans ce cas, s’y plierait comme tout le monde.
Imaginez maintenant une autre contrée, ou, avec la même loi, il constate un véhicule qui roule à tombeau ouvert sans lumière, un motard qui cabre sur la voie publique sans casque et un triporteur qui slalome entre les policiers en leur faisant des saluts de la main, le tout sans sanction. Et au milieu de tout cela, le Boualem avec son permis retiré à cause d’une infraction bien réelle. Peut-être qu’il aurait plus de mal à accepter la punition. C’est là que le sentiment d’injustice naît. Quand il fait la file à l’étranger, le Guercifi attend son tour, alors que chez nous, il cherche le raccourci, parce qu’il sait qu’il existe. S’il ne le trouve pas, il sera une brave victime, qui attendra trois fois plus longtemps que tout le monde, et c’est un sentiment affreux. Voilà pourquoi tous les débats sur les procédures, les espadons et la protection des espèces menacées sont hors sujet. La loi, chez nous, ne s’abat que sur certaines têtes, soudain, au milieu d’une sorte de laisser-aller généralisé que nous acceptons collectivement. Zakaria Boualem est bien incapable de détailler les étapes qui nous ont menés à cet état, il faut convoquer des gens d’un meilleur calibre intellectuel. Par contre, il a bien l’impression que, pour faire baisser le risque de fitna, c’est ce sentiment d’injustice qu’il faut combattre, pas ceux qui ont le tort de l’exprimer à visage découvert.