« Into the Darkness » : un regard bienveillant sur la déficience visuelle au Maroc

 Avec son documentaire Into the Darkness, qui suit le quotidien d’une famille d’aveugles au Maroc, le succès de Rachida El Garani ne désemplit pas. Plus qu’un film, la réalisatrice veut en faire un porte-étendard d’une cause trop souvent oubliée.

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Crédit photo: Hilde De Windt

Sélectionné pour le festival du film international de Zagora qui se tiendra en novembre 2016, le documentaire Into the Darkness continue de faire parler de lui. Avec ce portrait intime d’une famille, dont la grande majorité des membres sont aveugles, la réalisatrice Rachida El Garani a voulu « frapper les esprits ». Le jeune Mohammed vit avec douze autres membres de sa famille dans une petite maison à Taroudant. Onze d’entre eux, Mohammed compris, sont aveugles. Profondément religieuse, cette famille est remplie d’espérances, en dépit d’un quotidien délicat.

Le film, lui, a connu un destin peu classique. Et pour cause, ce projet part initialement d’un désaccord. Contactée par le Réseau des universités marocaines pour l’enseignement inclusif (RUMI) afin de réaliser un documentaire sur la façon de motiver les élèves à accéder à l’enseignement supérieur, notamment pour les handicapés, Rachida El Garani débute ses recherches à Taroudant. « Cette ville dispose d’un institut spécialisé pour les aveugles. Là-bas, j’y ai rencontré Naïma, qui venait de terminer sa première année d’études de physiothérapeute. » Invitée par cette dernière à se rendre dans sa famille, Rachida El Garani assiste à une scène surprenante : en entrant dans la maison familiale, la réalisatrice constate que hormis la grand-mère, la belle-fille Fatima et le jeune Elias, tous sont aveugles. « Ce fut un choc pour moi. Non seulement cette famille devait vivre dans l’obscurité totale, mais également dans une pauvreté extrême, ils ne bénéficiaient d’aucune aide du gouvernement, ni de qui ce soit, » explique la réalisatrice. Très vite, elle souhaite présenter le cas de cette famille à la RUMI, mais sera confrontée au refus du coordinateur du Réseau, qui ne verra pas en cette famille une représentation de la famille moyenne marocaine. En désaccord, Rachida El Garani décide de raconter malgré tout leur histoire à travers un documentaire personnel.

Entre misère et espoirs

Loin du misérabilisme qu’un tel sujet peut engendrer, la réalisatrice a souhaité donner une image complète du quotidien de cette famille fait de pleurs, de douleurs, mais aussi de rires et d’espérances. Utilisant une technique de tournage dite « fly on the wall », littéralement « sur le vif », elle tourne des prises de vue durant trois jours « le temps que la famille s’habitue aux caméras ». Puis, elle filme des journées de vie quotidienne, du matin au soir, pour tenter de retranscrire, intacte, la vie menée par cette famille à qui la vie n’a pas donné de répit. Des anecdotes, la réalisatrice nous en cite plein. Comme ce jour où un passant, intrigué par la présence des caméras, a gâché plusieurs plans importants, en criant « Je veux apparaitre sur 2M », en référence à la chaîne publique marocaine. « Nous avons très souvent dû retourner des scènes comme prendre un taxi ou aller au marché, parce que les gens curieux nous suivaient tout le temps », s’amuse Rachida.

La réalisatrice a voulu montrer cette capacité des membres de la famille à vouloir croire en leur destin, à vouloir espérer des lendemains meilleurs. « Naïma croit que l’enseignement supérieur est le seul moyen de sortir sa famille de la pauvreté », explique-t-elle. Et de confier : « les petits enfants Mohamed et Marwa me touchaient encore plus. Ils ont un seul rêve : garder le dernier morceau de vue qu’ils ont encore avant de devenir complètement aveugles. »

Derrière le film, une vraie cause

Peu convaincue des efforts du royaume pour aider les personnes en situation de handicap et notamment des personnes aveugles, Rachida El Garani espère qu’Into the Darkness pourra mettre la lumière sur les circonstances terribles dans lesquelles ces personnes vivent. « Quand j’ai interpellé la personne en charge des droits des personnes en situation de handicap, auprès du ministère de la Solidarité, de la famille et du développement social, sur cette question, je n’ai eu le droit qu’à une réponse polie : “Nous sommes impatients de voir votre film” », raconte-t-elle.

Progressivement, le regard du public sur le handicap évolue. En témoignent l’accueil réservé et le soutien véhiculé autour des athlètes paralympiques revenus victorieux des Jeux de Rio, en septembre dernier. Parmi eux, des déficients visuels comme le champion du marathon Amine Chentouf dont le parcours a impressionné la réalisatrice. « Toutefois, si ses prouesses peuvent avoir un impact sur les mentalités, ce ne doit pas être la seule responsabilité d’un athlète. Quelques athlètes paralympiques ont pu obtenir cette échappatoire à la dure réalité, à force de travail, mais ce n’est pas le quotidien de toutes les personnes handicapées. » « Si l’on compare la façon dont les personnes handicapées sont incluses dans la société marocaine et dans les pays européens, la différence est énorme », estime cette dernière. Et de citer les exemples concrets des allocations, de l’accessibilité dans la rue, bus, des équipements des écoles, etc.  « Les personnes handicapées ont une voix en Europe, ce n’est pas le cas au Maroc », juge-t-elle. La puissance des images pour créer une prise de conscience ? Rachida El Garani semble y croire : « Je pense sincèrement en la puissance du cinéma pour rassembler, pour sensibiliser et discuter des tabous. »

Un succès royal ?

Présenté en avant-première en ouverture du Festival international du film documentaire à Agadir (FIDADOC) en mai 2016 et parcourant, depuis, de nombreux autres rassemblements dédiés à l’art du documentaire, Into the Darkness se fait un nom dans le milieu cinématographique. Rachida El Garani également. La réalisatrice veut bénéficier de cette soudaine renommée pour continuer ses combats : celle qui se bat pour les enfants atteints de cécité, souhaite lancer une opération de crowdfunding majeure destinée à aider les enfants comme Marwa et Mohamed, « qui peuvent encore espérer être soignés. » Celle qui habite désormais en Belgique, se dit « profondément attachée au Maroc » et assure s’y rendre chaque année pour visiter sa famille. « Ce pays a tellement de potentiel, mais il doit encore répondre à des défis majeurs : l’éducation, la santé, la lutte contre la corruption… Oui, je suis fière de ce pays, mais je ne suis pas fière de sa politique », nous glisse-t-elle, en guise d’appel.

Désormais, Rachida El Garani souhaite continuer son action, en abordant d’autres thèmes de société, à travers ses documentaires. Le racisme, le sexe, la liberté d’expression, l’immigration, les réfugiés, l’islamophobie, l’inégalité des jeunes filles et des femmes dans la société d’aujourd’hui, le rôle des médias dans la vie contemporaine, la criminalité urbaine, la pauvreté, et bien d’autres questions de société semblent interpeller la cinéaste. Des grands noms du cinéma, Rachida dit vouloir s’inspirer de Ken Loach, d’Oliver Stone ou même de Michael Moore, réputé mondialement pour ses documentaires politiques. Quant à son ambition imminente, qu’Into the Darkness remonte jusqu’à Mohammed VI : « S’il le voit, je suis sûr qu’il aidera cette famille » conclut-elle, confiante.

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